L’ineptie consiste à vouloir conclure (Flaubert)

Il ne servirait à rien de soulever la question du châtiment si elle était résolue ou en voie de l’être. On va vers une répression accrue et ce n’est pas le moment de parler de supprimer les prisons. Mais l’abolition de cette punition aussi cruelle qu’irrationnelle doit être discutée à contretemps, c’est le seul moyen pour qu’un jour il en soit temps.

Quand une solution est mauvaise, il est veule de ne pas oser reposer la question sous prétexte qu’elle va nous plonger dans le désarroi. Si un régime quelconque avait décidé de résoudre le problème de la délinquance en peignant les arbres en rouge, quel risque courrions-nous quelque temps plus tard à reconnaître que ça ne sert à rien ? Emprisonner des gens ou peindre des arbres en rouge, c’est pareil.

À chacun de se demander s’il pense qu’il est bon de faire souffrir quelqu’un parce qu’on lui a donné tort d’avoir lui aussi causé de la souffrance. Certains rétorqueront : « Personnellement je n’ai aucun intérêt à réclamer un châtiment pour quelqu’un qui ne m’a pas nui, mais il s’agit des intérêts de la Société et je tiens à la défendre ». Quelle différence y a-t-il entre le mal commis dans l’intérêt de ladite Société et celui commis dans le sien propre ?

Même si l’on se réfère à l’aspect social de la question, nous savons que la prison est inutile puisque les délinquants en sortent tout aussi délinquants. Elle est surtout doublement dangereuse : quand ils se retrouvent dehors, les anciens taulards, après avoir ingurgité les innommables humiliations dont nous avons à peine parlé, débordent de haine et ont hâte de se venger. Les coups, les blessures, les viols augmentent, avons-nous dit. Plus une société est répressive, plus elle entraîne de brutalité entre ses membres (question de solidarité mécanique). Mais aussi, et c’est se mettre dans une sale position, tout le monde fait comme si la prison réglait la question, elle aveugle ainsi les consciences, cache l’inanité de la réponse, empêche qu’on réfléchisse à une solution.

Des abolitionnistes le sont pour des raisons d’ordre éthique parce qu’ils estiment mal de faire violence à quelqu’un sous prétexte qu’il a commis une faute. D’autres pensent que la prison est parfaitement irrationnelle. Souvent les deux attitudes sont mêlées. C’est le cas de certains juristes qui trouvent aberrant de garder l’incarcération comme instrument de défense des valeurs démocratiques : on ne peut garantir la vie en donnant la mort, on ne peut défendre la liberté en enfermant des milliers d’individus, on ne peut refuser la violence en utilisant la violence. Quand un État dit démocratique détient un citoyen, il lui fait subir TOUT ce qu’il considère comme opposé à ses valeurs.

 

Dans la plupart des pays, on a supprimé la peine de mort : parce qu’il y a forcément des erreurs judiciaires sans possibilité de rendre les années de vie arrachées, parce qu’elle flatte le sadisme d’un grand nombre, parce qu’elle est inutile. Ces trois raisons restent tout aussi valables en ce qui concerne l’incarcération.

Nous devons le répéter : l’enfermement à la merci de gardiens, les pires humiliations qu’un homme puisse vivre, la séparation d’avec ceux qu’il aime, en un mot la prison, tout cela est une torture. Beaucoup souhaitent qu’il en demeure ainsi. D’autres n’en ont aucune envie. Ils trouvent même que c’est destructeur pour eux et pas seulement pour ceux qu’on met sous les verrous.

La prison n’est cependant qu’un épiphénomène, elle n’est la grande punition que parce qu’il y a eu jugement. Et le jugement aussi nous écrase. Aucun homme ne peut en juger un autre. Pas parce qu’il est évidemment vrai que chacun de nous est capable du pire, mais parce que nous manquons d’intelligence et que la conscience d’autrui demeure inconnaissable. Qui juge condamne. Qui condamne détruit. Toute peine est par définition douleur, impossible de sortir de là.

Les systèmes s’effondrent, si solides qu’ils paraissent. L’Ancien Régime ou les républiques soviétiques ont basculé dans le vide tout d’un coup. Le système pénal durera encore longtemps. Ou bien non.

En 1610, on brûla en Espagne onze sorcières devant 30 000 spectateurs enthousiastes et sûrs de la bonne justice de ces autodafés. Ce fut une belle fête. Quatre ans plus tard, l’Espagne renonçait à cette barbarie et s’étonnait de l’avoir fait durer si longtemps. Sans que rien n’en transparaisse, pendant de longues années, des penseurs, des juristes, et pourquoi pas quelques servantes, avaient avancé des arguments jusqu’à saper les fondements de l’édifice qui resplendissait encore de tous ses atroces feux juste avant sa disparition.

La prison peut et doit disparaître, parce qu’elle est afflictive, un désastre volontairement organisé par des hommes contre des hommes, parce qu’elle est un supplice, qu’un châtiment est toujours une sordide affaire.

Le châtiment peut-il disparaître ? Non, pas plus que la cruauté de l’homme. Il réapparaîtra s’il le faut, en dehors du droit pénal. Il est la condition de toute loi et la loi la condition de toute société. Mais rien ne nous empêche, vivant en société sans pouvoir y échapper, de nous élever contre ce qu’elle sécrète comme les punitions, la violence, le travail, l’argent. Nous pouvons, de civilisation en civilisation, refuser notre aliénation, nous rebeller avec constance, légalement ou illégalement qu’importe, bref réagir, réfléchir.

 

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Chapitres

Questions d'avant-propos

Au rythme de l'histoire,
la valse des idées

Le désir de punir

Cruauté toute particulière
de la prison

Aggravation de la répression

Peines de substitution :
« Mieux c'est, pire c'est. »

La punition ne sert à rien,
elle est pernicieuse

Pistes abolitionnistes

L'ineptie consiste à vouloir
conclure (Flaubert)

Bibliographie


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