Au rythme de l’histoire,
la valse des idées
On a d’abord puni pour bien
montrer aux dieux qu’on prenait leur parti contre ceux qui,
volontairement ou non, les offensaient.
Les premiers codes sumériens
nomment, classent les infractions et échelonnent les peines
en fonction de la faute (code d’Ouroukaniga rédigé
vers ~2400), mais il faut attendre l’époque romaine
pour que le droit soit rationnalisé dans ses moindres détails
et devienne en grande partie une vue de l’esprit, car dans
les faits, il demeure, et jusqu’à nos jours, foncièrement
sentimental dépendant toujours du degré d’émotion
provoqué par le scandale (en France longtemps on a brûlé
la langue des sacrilèges ; en 2002 dans un pays très
civilisé comme le Nigeria, on lapide les femmes adultères).
Les sanctions n’apparaissent exagérées que lorsque
l’infraction elle-même est en voie d’être
décriminalisée.
*
* *
Les philosophes se sont donné
du mal pour justifier le châtiment (on peut remarquer que
la clémence n’a aucun besoin d’être justifiée
et qu’on s’est partout et toujours incliné devant
les exemples qu’en a donné l’histoire).
Pour tenter de faire admettre qu’il
est nécessaire de faire du mal à qui a fait du mal,
trois types d’arguments sont mis en avant par ceux que nous
appellerons les légalistes, les sociétaires-réalistes
et les humanitaires.
1) La pensée légaliste
La Loi est la Loi, même si
elle paraît injuste, elle a sa raison d’être.
Vu la petitesse des hommes, sa force vient de la seule sanction.
La Loi dit où est le Bien, elle vient de Dieu, de la Nature
ou de l’Humanité (en tout cas d’un mot avec majuscule
qui dit sa transcendance). Ce Bien est donc universel. De même
qu’on doit obéir à la Loi, on doit punir qui
la transgresse. Ainsi le veut l’Ordre des choses. Les légalistes
sont hommes de foi. Ils croient vraiment à ce Bien universel.
Le problème n’est pas
tant celui du Bien – nous pouvons admettre que chacun
veuille bien faire pour vivre pleinement au mieux – que
de l’universalité de ce Bien. Le Bien de tel meurtrier,
c’est de se débarrasser de cette mère qui l’empêche
d’exister, le Bien de tel terroriste de déstabiliser
un gouvernement pour un autre « plus respectueux des
droits de l’individu », le Bien de tel souverain
d’écraser « l’axe du Mal »,
le Bien d’un tueur en série de « tuer ces
salopes qui font souffrir les hommes »...
Mais, pour les légalistes,
le Bien étant ce qui est dans la Loi, la question de son
universalité est résolue. Le Bien universel est totalitaire,
mais ce n’est pas grave puisque c’est le Bien. Les légalistes
ne peuvent littéralement pas concevoir que certains s’insurgent
contre une phrase telle que « Tout homme a le droit de
respirer » ; il leur semble aller de soi que chacun
pense en termes de droits, d’autorisations et de devoirs.
(Mais par ailleurs, ils n’hésitent pas à supprimer
sans état d’âme ce « droit de respirer »
lorsqu’il s’agit de punir quelqu’un ou un pays.)
Les légalistes et autres supporters
des Droits de l’Homme se réclament volontiers de Kant
: grâce à sa raison, l’homme qui se plie volontairement
à la loi morale y gagne en liberté intérieure
; il n’a plus de souci à se faire puisqu’on a
pensé pour lui (c’est la grande liberté du soldat
de deuxième classe rampant sur un champ de mines par rapport
à celle du général qui, lui, doit réfléchir).
Condamner celui qui a transgressé la loi morale, c’est
le faire bénéficier du bon discernement de tous, c’est
le considérer comme digne de l’exigence humaine la
plus haute.
Hegel ira plus loin que Kant. Peu
importe le contenu des lois, ce qui est absolu, c’est la Loi
elle-même car seul l’État et donc ses institutions
garantissent la liberté des individus.
2) La pensée sociétaire-réaliste
Elle se veut purement pragmatique.
Il faut s’organiser pour vivre en société. Celle-ci
repose sur l’adhésion de gré ou de force à
des valeurs communes. Si on ne joue pas le jeu, la Société
vous rejette, ce qui signifie qu’elle vous tue ou vous bannit
hors de la communauté (en exil ou en prison). La Justice
doit conforter chacun dans l’idée que la Société
le protège s’il respecte ses règles, lesquelles
varient suivant les pays, les époques, les modes.
On corrige un criminel comme on corrige,
chez ces gens-là, un chien ou un enfant. Pour lui apprendre. La peur de la correction ne fonctionne
que sur les plus conformistes et les plus fragiles. Dans le domaine
de la délinquance, elle agit en sens contraire : les
« durs », à plus forte raison les plus
rebelles, affirment très fort qu’ils n’ont pas
peur de la punition. Il est vrai qu’elle les stimule souvent.
À pragmatique, pragmatique et demi : ce qui compte, c’est
de ne pas se faire prendre, de jouer serré. Car il s’agit
d’un jeu.
Dans la vision sociétaire-réaliste,
pour vivre en harmonie, chacun doit respecter les règles,
évidemment contingentes et conventionnelles, le fameux contrat
social. C’est bien joli de nous parler de siècle en
siècle de règle du jeu, mais il y a toujours eu des
individus que ce jeu n’intéressait pas. Ils peuvent
assurément s’abstenir de lire sur une chaise-longue
au milieu du terrain de rugby comme éviter de manger leur
casse-croûte sur la table de bridge. Mais où pourraient-ils donc aller dès
lors que la planète tout entière n’est qu’un
immense terrain de rugby ou une table de bridge où se déroule
une partie sans fin ?
Mais c’est le type de remarque
qui ne peut ébranler les sociétaires-réalistes.
Car tant pis pour les rares asociaux : la seule chose qui compte
c’est la Société qui a une vie, une vie qu’il
faut préserver, elle peut en effet mourir, être remplacée
par une autre. La Société est composée d’individus-fourmis
qui n’ont d’autre raison d’être que celle
de lui appartenir.
Réalistes, beaucoup de sociétaires
constatent que les conditions de vie modifient le comportement des
délinquants. Ils peuvent aussi bien entourer de chevaux de
frise un « quartier difficile » et renforcer
la police par des troupes militaires qu’y mettre des éducateurs,
y développer l’aide scolaire, y construire une salle
de concert et faire effectivement baisser ainsi le taux de la délinquance.
Les sociétaires-réalistes
veulent l’efficacité, c’est pourquoi le crime
ni le criminel n’ont, en soi, aucune importance. À
tel point qu’ils ne voient aucun inconvénient à
faire entrer dans le Droit ce que, dans ce domaine précis,
l’on peut considérer comme une pure aberration : le
concept de dangerosité. On en arrive à punir des individus
susceptibles d’agir dans un sens que réprouve
la Société. Les sociétaires-réalistes
placent de grands espoirs dans les progrès de la génétique.
À première vue, ils
semblent très opposés aux légalistes. Pourtant
existe un point de jonction : la Société est le Grand
Tout dont les individus ne sont que les parties. Elle est aujourd’hui
aussi sacrée que l’était l’idée
de Dieu, elle est l’Absolu et la Loi est son émanation.
C’est l’échec de l’athéisme.
Pour les très rares athées,
comme Max Stirner (1806-1856), l’individu vivant dans la Société
peut toujours, s’il en a la volonté, refuser d’appartenir
librement à ce conglomérat féroce. On ne peut
échapper à la Société ni vivre sans
elle, mais on peut penser par soi-même. Rien ne nous empêche,
secrètement ou non, de la combattre comme on lutte contre
la mort ou les injustices. Avec ou sans violence. Un sourire paisible
ou ravageur sur les lèvres et dans l’esprit. Chacun
seul avec des alliés possibles.
3) La pensée humanitaire
L’individu qui a fauté
est forcément très malheureux. Le châtiment
va lui permettre de se racheter ; en « payant sa dette »
au prix de sa souffrance, il pourra « refaire sa vie ».
La prison est une retraite où il comprendra ce que sont le
bien et le mal, où des professionnels vont s’employer
à le culpabiliser le mieux possible pour l’éduquer,
entendons pour l’amener à une bonne conduite. Pour
ce faire, le conditionner, le dresser, l’instruire et transformer
les prisons stériles en utiles camps de rééducation.
Du siècle des Lumières, les humanitaristes ont hérité
une indéracinable foi en l’Homme ; les institutions
sont le fruit de la pensée des hommes et nous devons à
travers elles admirer l’intelligence humaine. On peut, bien
sûr, on le doit même, les améliorer. Car on va
vers un mieux, c’est « le sens de l’Histoire »
; les progrès techniques vont de pair avec les progrès
« humains », c’est-à-dire...
de la morale. « Un jour, toute guerre sera interdite. »
(C’est bien possible en effet, mais elles n’en seront
pas moins atroces. Probablement pires.) Les humanitaires affichent
souvent ainsi un fond de candide optimisme.
Contrairement à ce qu’affirment
trop vite leurs détracteurs, ils ne répugnent nullement
à la violence quand c’est pour la bonne cause, « contre
les ennemis de la liberté ». La notion d’ennemi
de la liberté, on s’en doute, demeure infiniment floue et chaque
humanitariste se fait son idée de ceux qu’on devrait
mettre hors d’état de nuire. Ce sont ces animaux nuisibles,
ces hommes sans humanité, ces sous-hommes qu’il faut
incarcérer. C’est regrettable – et il ne
faut pas les faire trop souffrir –, mais néanmoins
nécessaire. Hélas.
Moralistes légalistes, sociétaires-réalistes,
et enfin adeptes d’une pensée humanitaire ont certes
des arguments, mais aucun n’a su nous convaincre.
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