La punition ne sert à rien,
elle est pernicieuse
A) Elle est inutile
Les juristes reconnaissent à
la peine cinq fonctions : rétribution, intimidation, exemplarité,
amendement et élimination ou neutralisation temporaire.
a) La rétribution
Le sens premier (mais dernier sans
doute aussi) est religieux : les bons sont récompensés,
les méchants sont punis. Qu’est-ce qui est bien ? Soit
ce que veut Dieu, soit Dieu n’existe pas et c’est l’homme
qui décide de ce qui est bien ou mal en fonction des civilisations
où il évolue. Au mépris de tout bon sens, la
rétribution est l’affirmation que dans cette vie le méchant est puni et l’homme bon au
tableau d’honneur.
On ne punit qu’un inférieur,
celui que l’on veut placer en situation d’infériorité
: l’enfant, le subalterne, l’esclave ou l’animal.
Un accusé est toujours traité en inférieur.
D’autant que c’est un pauvre (quand l’inculpé
est riche, le pays est sens dessus dessous, « c’est
à n’y rien comprendre »), le pauvre n’a
pas de mots pour expliquer, se défendre. Le vol est incomparablement
plus répandu et plus coûteux pour la société
dans les hautes sphères des affaires et de la finance ; ces
détournements ingénieux ne scandalisent pas grand
monde. Le vol comme le meurtre sont très admirés quand
ils sont bien faits ; ce qui reste choquant pour la morale,
c’est en fait le côté trivial de la délinquance.
Mais il est vrai que l’homme
craint d’être tué. Nous vivons à la merci
de tous ceux qui nous entourent, au xxie siècle
comme aux temps les plus reculés de la préhistoire.
De toutes les espèces, l’espèce humaine est
la seule à s’entretuer de façon de plus en plus
aléatoire au fur et à mesure qu’elle évolue.
Mais il nous reste heureusement quelque chose des grands singes
et c’est ce qui nous protège en temps de paix de trop
d’homicides. Il y en a quelques-uns pourtant. La police, en
particulier au service des disparitions, sait fort bien que de nombreux
crimes de sang, souvent commis par des proches de la victime, restent
impunis. Le crime parfait existe.
Sans parler du quidam outré
de s’être fait cambrioler qui n’hésite
pas un instant à « rouler » aussitôt
sa compagnie d’assurances ; mais voleur, lui ? Comme
le larron entré chez lui, il estime que « voler
les riches », c’est se rendre justice.
La criminalité réelle
est tellement plus importante que la criminalité réprimée
qu’on peut se demander à quels naïfs s’adressent
les représentations que sont les procès et les prisons.
« Crime : en Droit, infraction
que les lois punissent d’une peine afflictive ou infamante. »
(Petit Robert). En soi, le crime n’existe pas. Infiniment plus
d’agressions que celles qui sont passibles des tribunaux détruisent
nos vies. Mais cela rassure de « tenir le coupable ».
Ni plus ni moins que dans certaines tribus, dites primitives, où
l’on va réclamer dans une peuplade voisine le prix
du sang pour celui qui, mort de maladie, n’a pu qu’être
« envoûté ». Question de croyance.
La question pour un citoyen n’est
pas de savoir où sont le bien et le mal, à plus forte
raison ce que ces mots signifient, mais de se plier aux lois. Pour
le Droit, les consciences individuelles et leurs alarmes n’ont
pas la plus petite importance. Le Droit est une convention fragile
qui ne repose que sur la seule volonté de tous d’obéir
(par commodité). Une société ne peut survivre
sans cette soumission. Lois antisémites d’une époque,
loi Gayssot d’une autre : libre à certains de
les trouver scélérates, mais les transgresser entraîne
un châtiment aux pénibles effets.
Seulement voilà : l’auteur
d’un délit ou d’un crime a souvent dû choisir
entre deux lois : un jeune ne peut se permettre de braver les lois
sexistes de son clan sans en subir les conséquences, une
punition sévère : il doit participer à la « tournante »
ou à une « expédition punitive contre des
pédés ». Refuser, c’est être
un insoumis, ce qui entraîne forcément des suites fâcheuses.
Normal. La loi au-dessus des lois est celle de l’État
et personne n’essaie de nous faire avaler que c’est
la meilleure, on tente simplement de nous montrer qu’elle
dispose de moyens de coercition plus étendus et plus impitoyables
que ceux des autres brutes. Mais cela devrait quand même faire
s’interroger ceux qui voient dans la sanction une exigence
de la rétribution.
« On ne peut quand même
pas laisser libres d’agir les criminels ». Répétons
que la grande majorité d’entre eux ne sont jamais arrêtés
ni punis et que les criminels, un jour ou l’autre, retrouvent
leur liberté. La question pourrait prendre un autre sens
si l’on se demandait comment empêcher de nuire un individu
dangereux. A priori on ne voit pas pourquoi celui qui aurait commis
telle action serait plus dangereux que celui qui ne l’aurait
pas encore commise, c’est-à-dire n’importe qui.
Nous avons déjà dit plus haut qu’un individu
ne devenait dangereux que dans un certain contexte ; nous pouvons
tous l’être. C’est sur les situations que nous
pouvons intervenir, pas sur « celui qui a agi »,
et à plus forte raison pas sur « celui qui n’a
pas encore agi ».
« Et les tueurs en série ? »
L’expression même laisse supposer qu’on range
dans cette catégorie des tueurs (non professionnels) agissant
mécaniquement, or non seulement les assassins qui répètent
leurs crimes sont rarissimes mais chacun de ces homicides est unique
et affolant pour son auteur (c’est le public qui tient à
faire de lui un homme machine). Mais admettons qu’on puisse
de loin en loin trouver des meurtriers « prêts
à recommencer ». Les plombiers cannibales existent
et aussi les siamois et autres monstres. La tératologie nous
enseigne ceci : que rien n’est plus rare qu’une rareté.
Face à un couple siamois, à un hermaphrodite, que
faire sinon inventer des rapports différents ?
Punir celui qui a tué, c’est
seulement lui montrer notre colère (éventuellement
le tuer), notre agressivité épouse la sienne. Et il
ne sert à rien de s’abaisser chaque fois jusqu’à
ce degré de notre misère.
L’indignation n’est pas
la même face à la délinquance courante où
c’est notre impuissance qui nous désespère.
Pourtant, en ce domaine, on peut justement agir politiquement (agir
dans la cité). Nous savons fort bien que le voleur préférerait
être marchand de biens ou présentateur de télévision
et que la délinquance augmente en fonction non de la pauvreté
mais de l’écart grandissant entre pauvres et riches.
Dans ce cas, ce n’est plus tant l’envie qui anime le
voleur que la rébellion.
La plupart des jeunes ignorent comment
se sortir de cette vie couleur de béton. À quinze
ans, la détresse suinte déjà de chaque souvenir.
Se mettre en rupture de ban permet juste de connaître quelques
rares instants la fierté
d’avoir su dire non à une vie trop moche. Parfois il
n’y a même pas eu de rage, seulement un commencement
de chagrin.
Des juges souhaiteraient pouvoir
condamner le crime sans condamner son malheureux auteur, mais ils
ne sauraient se cacher que le blâme en lui-même est
déjà violent dès lors que quelqu’un est
accusé d’avoir commis un délit
ou une erreur. Dans l’état actuel des choses, le procès
est toujours une cérémonie de dégradation,
il vous couvre d’opprobre quand bien même vous seriez
relaxé à la fin des débats.
Chacun fait ce qu’il peut à
un moment donné. Ce qu’il peut dépend de l’estime
qu’il a de lui-même. Rien n’est plus urgent que
de lui rendre cette estime, et au prix fort. Avant de condamner.
Avant de juger. Avant d’accuser. Avant toute autre chose.
b) L’intimidation
On ne peut nier que la peur du gendarme
influence certains comportements (sur la route par exemple), mais
le châtiment ne fait peur qu’à ceux qu’on
intimide facilement, ceux qui sur des rails ne risquent pas de s’écarter
du bon chemin. Plus le châtiment est lourd plus on est censé
s’effrayer, être révulsé. Or au long des
siècles, on chercha à tremper un doigt ou des linges
dans le sang des suppliciés. En France on dut supprimer les
exécutions publiques en 1939 tant le sang des guillotinés
déchaînait de scènes d’hystérie
collective étrangement plus proches de l’amour que
du ressentiment espéré.
c) L’exemplarité
Pour les voleurs, les escrocs, les
faux-monnayeurs, la prison représente le risque professionnel.
Les métiers périlleux comme ceux de pêcheur
ou de mineur n’ont jamais été en mal de main
d’œuvre ; tout au contraire ils exercent un fort pouvoir
de séduction et un réel attachement de la part de
ceux qui les ont embrassés.
Ceux qui ne se laissent pas intimider,
les « délinquants » revendiquent leur
entrée en prison comme l’intronisation dans le monde
des durs. Bien sûr, c’est souvent de la frime. Mais,
dans les milieux de la délinquance, c’est une question
de dignité que de savoir se montrer beau perdant. Chez les
petits loulous, il est bien vu de jurer « La zonzon ne
me fait pas peur, à moi », même si la première
nuit en maison d’arrêt on claque des dents et qu’on
sent pâlir ses reins. Devant ses admirateurs – l’exemplarité
ne jouant que dans ce sens –, celui qu’on a libéré
tire la leçon de son incarcération en affirmant :
« On va me le payer ! »
d) L’amendement
Des naïfs semblent attendre
de la prison que le détenu réfléchisse et regrette
ce qu’il a fait. Sauf dans ces cas tout à fait exceptionnels,
quand il y a mort d’enfant ou de l’être aimé
par exemple, le remords est rarissime et l’on peut supposer
qu’il serait identique si l’auteur d’un tel acte
n’avait pas été arrêté.
Le repentir est lié à
une faute. Mais ce qui est faute à ses propres yeux n’a
que très exceptionnellement à voir avec la Loi. Le
regret qu’éprouve un détenu c’est le plus
souvent celui de s’être fait prendre ou d’avoir
manqué une affaire en or. Quant à celui qu’on exige de lui au moment
du procès, il ne s’agit que de déculpabiliser
juges et jurés en validant l’acte d’accusation.
e) L’élimination
De toutes les fonctions de la peine
de prison, c’est la seule qui remporte encore les faveurs
d’une bonne partie de la population.
Bien des gens seraient d’accord
pour faire disparaître les gêneurs et autres fauteurs
de troubles, mais « sans leur faire de mal ».
Comment pourrait-on imaginer « ne faire aucun mal »
à des hommes qu’on prive de liberté, qu’on
sépare des êtres par lesquels ils vivent, qu’on
coupe de leur passé et de leur avenir ?
« Pendant qu’ils
sont enfermés, au moins on a la paix ! »
Mais enfin environ 70 000 malfaiteurs sont libérés
chaque année. Finalement la question est bien celle-ci :
faut-il les laisser sortir ?
B) Punir est dangereux
N’importe quel tueur voit bien
en prison que la vie d’un homme ne vaut strictement rien.
« Mais cette punition, ils l’ont méritée ! »
La manière dont on punit autrui révèle toujours
jusqu’à quel degré de cruauté on peut
descendre. Il serait vain de penser contre ce monde, nous n’y
respirons mieux qu’en pensant autrement.
Car on peut concevoir la vie autrement.
Nous avons déjà dit que dans certaines familles, il
était exclu d’abaisser son enfant par le châtiment,
la sanction, la menace, la punition qui sont les armes de celui
qui se veut le plus fort contre le faible et ne font passer de génération
en génération qu’une chose, le goût pervers
des auto-flagellations ou le désir de punir. Bien sûr
cela suppose qu’on sache dire non et reprendre l’enfant
aimé sans le blesser ; rares sont les parents qui en sont
capables.
Un enfant qui n’a jamais connu
la clémence lorsqu’il a fait une bêtise n’éprouvera
aucune pitié face à ses victimes. De la même
façon, celui qui aura été condamné froidement
à une peine sévère pour un hold-up n’hésitera
pas à tuer tout aussi froidement lors d’un prochain
braquage.
La prison appelle la récidive
parce qu’elle jette dehors des gens désaxés,
miséreux, perdus pour tous, mais aussi parce que beaucoup
de délinquants « se sont installés »
en taule, que celle-ci est devenue le lieu où ils ont échafaudé
comme ils ont pu leur personnalité de « mauvais
garçon », qu’elle est l’unique refuge
de leur chienne de vie.
Lorsqu’on punit, on veut faire
expier à quelqu’un sa faute. La douleur infligée
au coupable est censée rétablir un équilibre
: il faut contrebalancer le crime par une souffrance équivalente.
Quelle idée ! À ce compte-là, il serait juste
de vitrioler cette femme qui a vitriolé sa rivale, juste
de violer l’homme qui a violé.
Ce serait juste mais cruel et imbécile.
Pourquoi librement agirions-nous en scélérats au nom
de la Justice ? Il est aberrant de penser qu’un mal compense
ou annule un autre mal. Il le multiplie. Il touche le coupable,
mais aussi tous ses proches.
Quand on fait du mal à quelqu’un,
il devient une victime. Les détenus sont tous des victimes,
pas « victimes innocentes », mais qu’on
le veuille ou non, victimes.
Rares sont ceux, athées ou
croyants qui voient dans la justice autre chose que le salaire des
bons et des méchants : la possibilité d’une
réparation et d’une réconciliation.
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