Peines de substitution : « Mieux
c’est, pire c’est. »
Autres temps, autres mœurs.
On fera peut-être plus désastreux qu’avant, mais
pas à l’identique. Ce que veut le peuple, ce n’est
pas la prison, c’est la punition. Pratiquement personne ne
s’oppose à la suppression des peines d’enfermement
pourvu seulement qu’elles soient remplacées par « autre
chose de mieux ». Pour les jeunes et vieux branchés,
l’abolition des prisons va dans le sens de la modernité,
il ne faudrait pas rater ça.
Les peines prévues aujourd’hui
en alternative à la prison ne sont proposées qu’en
cas de petit délit. Contentons-nous d’en dresser brièvement
la courte liste.
Les amendes ne sont pas une solution de rechange
à l’incarcération puisqu’elles sont une
peine de simple police exigée en cas de contravention ne
relevant justement pas des tribunaux.
Avant même la sentence, le
juge a la possibilité de demander un contrôle judiciaire
à caractère socio-éducatif. Les prévenus qui s’y
soumettent se présentent libres à l’audience,
ce qui est un indéniable avantage leur permettant neuf fois
sur dix d’échapper à la prison. La généralisation
des procédures rapides telles que les comparutions immédiates
ont fait tomber en vingt ans de 140 000 à 70 000 le nombre
de personnes sous contrôle judiciaire.
La plus appréciée des
solutions permettant à quelqu’un d’échapper
à la détention est le sursis.
Lorsqu’il y a ajournement
de peine avec
mise à l’épreuve, le juge se prononce sur la
culpabilité du prévenu, mais remet sa décision
à plus tard quant à la peine. Aura su y faire celui
qui aura réparé le dommage causé ou montré
sa bonne volonté en entreprenant par exemple une cure de
désintoxication.
L’idée du travail
d’intérêt général séduit beaucoup de gens.
En général, il s’agit de simples corvées
infligées comme pénitences. Pas le bagne, pas les
mines de sel, mais un travail forcé et donc en soi quelque
chose qui se veut pénible et, de toute façon, une
humiliation. Évidemment, lorsqu’on propose à
quelqu’un de servir gratuitement ou d’aller en taule,
c’est mieux que de l’incarcérer sans discussion,
mais parler de choix est un abus de langage.
Dernier gadget sorti : le bracelet
électronique.
Le placement sous surveillance électronique consiste, sur
décision de justice, à contrôler à distance
les allées et venues d’un individu portant un bracelet
relié par un modem à un ordinateur central qui enregistre
et signale toute infraction aux règles des seuls parcours
autorisés.
Si les juges restent réservés
quant à cette surveillance qui pourrait être sujette
à quelques pannes plus ou moins machinées, d’autres
braves gens voient très bien quel intérêt présenterait
le fameux gadget : ceux en charge de tout le contrôle
social. Oh ! bien sûr, on « respectera la liberté
individuelle » et « c’est pour son bien »
qu’on proposera à un alcoolique d’accepter le
port du bracelet lui interdisant l’entrée des cafés,
à un adolescent de se garder d’approcher des centres
commerciaux.
Bien dans l’air du temps, la
dernière solution de rechange quant à l’emprisonnement
se met en place sous la forme d’établissements pour
peines aménagées (EPA). Ce sont des prisons sans barreaux, entre centres de détention
et foyers de semi-liberté. Ils sont destinés aux condamnés
à une courte peine ou aux autres quand ils parviennent à
la toute fin de leur parcours carcéral.
Un peu à part, car ne faisant
pas encore officiellement partie des peines prévues par la
loi française, les shame sanctions ou « peines de la honte » obligeant
par exemple – nous y avons fait allusion plus haut –
le délinquant à porter dans les rues un écriteau
où est inscrit sa faute. Ce type de châtiment risque
de plaire beaucoup d’ici peu parce qu’il est blessant,
c’est-à-dire qu’il repose sur l’idée
que c’est à chacun d’avoir un regard qui blesse
le puni ; le premier venu est appelé personnellement à
se désolidariser en public du supposé coupable, ayant
ainsi l’occasion de montrer à tous sa vertu. Ces peines
ne pourront qu’exacerber la haine de la part de ceux qui en
seront victimes : ce ne sera plus seulement l’institution
qui sera taxée de violence mais « l’homme
de la rue », et ce fort judicieusement.
Avant de poursuivre, disons-le tout
net, ces peines prétendument « de substitution »
ne sont pas, comme on a essayé de nous le faire accroire,
une alternative à la prison. Elles se surajoutent à
l’arsenal répressif actuel et ne remplacent rien. Elles
sanctionnent des faits ou des attitudes qui, jusque-là, ne
valaient quand même pas
la prison.
Par ailleurs elles vont toujours
dans le sens d’un contrôle social accru en emprisonnant
dehors ceux qu’on veut réprimer. Car le contrôle
est bien le propre de l’emprisonnement (surveillance de l’espace,
du temps, des occupations, des fréquentations). Les peines
privatives de liberté n’ont pas besoin de quatre murs
pour enfermer quelqu’un. D’autant qu’elles s’accompagnent
les unes et les autres de diverses mesures toutes chargées
de menaces.
Mais que font donc les modernes ?
On peut fort bien sortir de prison 80 % des détenus
sans alarme ni scandale : le bracelet électronique serait
effectivement utilisé comme initialement prévu pour
les prévenus en détention provisoire avant leur jugement
; les toxicomanes qui causent tant de difficultés aux surveillants
seraient envoyés dans des lieux de soins ; nous avons vu
que les autorités compétentes estimaient à
un tiers de la population carcérale les malades mentaux,
ce ne serait sans doute pas un luxe inutile d’en remettre
au moins une bonne moitié entre les mains des psychiatres
; cela ne choquerait pas grand monde si les malades en fin de vie
étaient graciés ; les étrangers n’ayant
commis aucune autre infraction que d’être en situation
administrative irrégulière encombrent étonnamment
les prisons et, sur ce terrain, même au ministère de
l’Intérieur, on s’accorde à voir dans
la détention la réponse la plus déphasée
possible au problème posé ; quant aux petits délits,
on sait que l’opinion publique est très favorable au
travail d’intérêt général.
Ainsi le contribuable, s’il
savait qu’un condamné à un an coûte 22 630 euros
(et 60 513 détenus ?) accepterait, d’un bon cœur
avisé, la libération de quatre cinquièmes des
détenus – à condition qu’ils soient
punis sévèrement mais autrement que par l’incarcération –
pourvu que le dernier cinquième, les « vrais criminels »,
ne sorte jamais.
Pour eux on peut craindre le pire.
Boucs émissaires, symboles,
ces captifs-là canaliseraient la haine de tous, toutefois
cette haine serait supposée rationnelle puisque les 20 %
qui resteraient seraient enfermés sous l’étiquette
d’individus dangereux.
Toute la question est de savoir ce qu’est un individu dangereux.
Et c’est toujours une question de contexte bien entendu. La
petite délinquance est la conséquence immédiate
de modes de vie imposés par une politique économique
donnée, mais en France chaque grand crime demeure la résultante
d’une combinaison de hasards. Les circonstances, l’âge,
les conditions de vie, l’état de dépression
qu’on traverse, tout se conjugue à un instant x pour que se produise un drame qui
aurait pu ne jamais arriver, qui n’arrivera plus. Il est déraisonnable
de considérer comme dangereux quelqu’un qui jamais
ne récidivera.
Si un homme ou une femme apparaît
comme « à bout », « prêt
à faire une bêtise », infiniment désespéré
ou montrant qu’il ne peut plus concevoir les choses qu’à
travers la colère, il y a tout lieu de croire qu’il
peut être dangereux, en particulier pour lui-même. Mais
la loi, croit-on, ne permet pas de sanctionner ce genre de virtualité.
Or quand un homme emprisonné est dans ce même état,
on trouve normal de le sur-condamner au pire (dans des établissements
de haute sécurité) et sans aménagement de peine
possible sous prétexte qu’il est « capable
du fait ».
Mieux encore : en prison, les absurdités,
la surveillance, les outrages et humiliations ne peuvent que rendre
furieux les hommes en cage. C’est parce qu’ils sont
incarcérés qu’ils sont considérés
comme dangereux. Sous prétexte de cette dangerosité,
on ne veut plus les libérer.
Un être dangereux en soi n’existe
pas. Un homme violent ou énervé, oui on en connaît
tous. Mais un homme dangereux... ? Les plus grands assassins
ne se font pas remarquer. Nous vivons près de criminels potentiels
à qui ne manque que l’occasion (qui vraisemblablement
ne se présentera jamais).
La prison destinée aux « individus
dangereux » sera donc d’une cruauté extrême
et cependant on voit encore poindre une ultime alternative, la psychiatrisation.
On prend prétexte des psychopathes les plus déments
pour décréter que tout meurtrier a besoin de se faire
traiter. Car il n’est pas humain de tuer son prochain.
Avec l’injonction de soins,
on a facilement réglé le problème pour les
délinquants sexuels. La castration et la lobotomie, quand
elles peuvent se passer de chirurgie, ont très bonne presse
dans le public. Tant qu’il s’agit de pilules ou de piqûres,
on est dans le lisse, le doux, le bénin. Ce n’est manifestement
pas que le désir sexuel qu’on lui coupe, mais tout
désir, et avant tout celui de vivre. Sa panique face à
l’existence de zoophyte qui lui est proposée comme
« la » solution ne dure pas. Très vite,
son indifférence laquée à tout chagrin, le
sien et celui de ses proches, va lui permettre de glisser convenablement
dans l’obésité et la débilité
mentale attendues. Et tout le monde trouve ça bien.
Avant qu’on ne les «
soigne », les grands délinquants sexuels ou les
meurtriers atypiques passent devant des experts en psychiatrie qui
dictent aux juges et aux jurés la peine qu’il convient
d’infliger. Souvent ils n’ont jamais vu le prévenu.
C’est dans le cas patent d’erreur judiciaire reconnue
que le côté grossier de ces bouffonneries pourrait
éclater au grand jour. Mais lorsque par miracle un innocent
est innocenté, personne n’a la curiosité de
revoir ces fameuses expertises qui l’avaient fait scientifiquement condamner.
Les psychothérapies en prison
sont rares, très superficielles. Infiniment peu de détenus
se sentent assez en sécurité avec un psy pour lui
déballer ce qui pourrait bien les faire passer pour « encore
pires » ou « plus faibles » que
l’administration ne l’imagine. Les propos sont mesurés
à l’aune de la bonne impression de sincérité
qu’on espère donner.
Ce qui tenterait les penseurs de
la criminalité influencés par des films de pure propagande
en provenance des pays anglo-saxons, plutôt que la psychanalyse,
c’est le behaviorisme. Fondé sur la récompense
et la sanction, il réconcilie le public avec cette bonne
vieille idée qu’on peut corriger quelqu’un, le
redresser, le dresser. Ces camps de rééducation ont
un passé et un bel avenir. On inculque aux délinquants
les vraies valeurs, la soumission à la hiérarchie,
le goût de l’effort, le courage physique. Et les juges
nioulouques de rêver d’envoyer tous les voyous s’y
refaire une bonne mentalité.
On ne peut évoquer les voies
de modernisation du châtiment pénal sans s’arrêter
un instant sur les PEP, projets d’exécution des
peines. Ils sont apparus en 1996, il s’agit d’un « projet
commun à l’ensemble des intervenants en milieu pénitentiaire,
permettant de signifier au condamné ce que l’institution
attend de lui ». Le détenu est censé se
fixer des objectifs et s’engager par contrat à les
respecter. Les étapes en sont fixées dans un livret
qui le suit d’établissement en établissement.
S’il obtient de bonnes notes, ce ne peut qu’être
un signe de sa volonté de réinsertion. S’il
ne s’en sort pas, ce sera absolument de sa faute. Au moins
l’administration pénitentiaire aura tout fait pour
qu’il puisse rentabiliser son temps de prison ! En prison
comme dehors, contre toute évidence, il faut s’affirmer
pleinement libre. Les projets d’exécution des peines
instituent une solidarité entre le détenu et l’administration
pénitentiaire. On attend du prisonnier une entière
collaboration. Il donne ainsi pleinement raison à l’institution.
Le condamné doit faire sien le jugement qu’a prononcé
contre lui la Société, s’y rallier de toute
sa bonne volonté. On imagine sans peine la tragédie
que vit la victime d’une erreur judiciaire. Bien peu de détenus
auront le courage de ne pas signer le PEP, en alléguant fort
justement qu’un contrat n’est valable que s’il
est passé sans contrainte. De toute façon, seront
élargis plus tôt comme déjà aujourd’hui
ceux qui ont une bonne tête, qui savent argumenter, sourire,
les moins mal élevés, ceux qui possèdent à
l’extérieur un capital relationnel, bref, les nantis.
Les PEP sont censés « resocialiser »
les détenus. L’administration pénitentiaire
attend d’eux qu’ils se convertissent aux normes socioculturelles
des citoyens convenables. Mais il se trouve que le délinquant
est celui qui a refusé une organisation sociale qu’il
juge lui être défavorable. L’asocial vit avec
d’autres asociaux, c’est son milieu (et parfois « le
milieu »).
Le projet d’exécution
des peines prévu pour la durée de la détention
va trouver tout naturellement dehors son prolongement par le suivi
socio-judiciaire institué par la loi du 17
juin 1998 visant les délinquants sexuels (du moins dans un
premier temps). Cette mesure est une peine qui peut être prononcée
par le tribunal en plus de la peine de prison. À leur libération,
les délinquants sexuels doivent accepter de se plier régulièrement
à divers contrôles sociaux et policiers et répondre
surtout à « l’injonction de soins »
qui leur a été signifiée.
Quand il s’agit, à la
sortie de prison, d’une psychothérapie, il est juste
un peu saugrenu d’imaginer qu’un juge condamne quelqu’un
à établir une relation de confiance avec un soignant ;
mais lorsqu’il s’agit d’une chimiothérapie
imposée par des psychiatres peu enclins à se voir
rendus responsables d’une éventuelle récidive,
on peut être certain que le soigné aura droit aux doses
les plus monstrueuses possibles de neuroleptiques. Et à vie.
Les condamnations les plus inquiétantes
vont se diluer dans la vie de chaque jour. Il est d’autant
plus clair que s’attaquer à la prison ne suffit pas.
C’est le châtiment
en tant que tel qui doit faire l’objet de toute notre méfiance
et d’une surveillance organisée.
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