Cruauté toute particulière
de la prison
Pendant des siècles, les geôles
n’étaient conçues que dans le but de mettre
quelques jours en sûreté ceux qu’on allait juger,
supplicier ou exécuter, à moins que le condamné
n’attende un convoi vers les mines, les galères ou
le bagne. C’est la Révolution française qui
a introduit l’incarcération comme une peine en soi.
Officiellement la prison d’aujourd’hui doit remplir
trois rôles : surveiller, punir, réinsérer.
La surveillance se veut une arme
effrayante ; il est demandé à chacun de rendre compte
de ses gestes tout au long de la journée.
La punition est ce que la prison
fait de mieux. Elle est la « peine privative de liberté »
par excellence. En ôtant radicalement à quelqu’un
les conditions a priori de toute existence, le temps et l’espace,
on annihile le condamné. Une condamnation à vingt
ans, c’est 175 000 heures de mort à vivre. Un no man’s
time. « Cette punition doit tirer son efficacité de
l’ennui ou plutôt du harassement moral causé par la monotonie des marches continuelles,
interrompues seulement par de courts intervalles. » (Règlement
des prisons de 1839 à 1945). Certains s’en tirent ?
Oui, comme d’un cancer du foie. On est tenté alors
de croire au miracle.
La plupart d’entre nous ne
supporteraient pas d’être enfermés plus de quelques
heures, même chez eux.
Imagine-t-on l’horreur qu’on
éprouverait pour un criminel qui aurait séquestré
et constamment humilié sa victime pendant trois mois, vingt
ou trente ans ?
La prison, c’est avant tout
celle de la petite délinquance, des gens qui passent là
quelques mois dans les pires des établissements pénitentiaires,
les maisons d’arrêt.
L’angoisse de l’attente du procès, la promiscuité,
la dureté du personnel qui « en voit trop passer »
et ne sait jamais à qui il a affaire, leur dégoûtante
vétusté, tout concourt à les rendre proprement
infernales. D’autant que la Justice se montrant de plus en
plus sévère, on ne saurait s’étonner
de ce qu’en retour la violence augmente dans les cités
et surtout dans les concentrés de cités que sont les
taules.
Les centres de détention sont plus modernes ; on y effectue
les peines moyennes (entre 5 et 15 ans) ou les dernières
années d’une longue peine. Le régime y est plus
souple, on peut y obtenir une permission.
Les centrales (une douzaine en France), les gros
monstres où l’on incarcère les longues peines,
sont de véritables citadelles. Là sont les « durs »,
souvent condamnés à perpétuité qui n’ont
plus rien à perdre. Ils sont redoutés des surveillants
d’où un étrange équilibre des forces
qui rend souvent l’ambiance moins perverse et insupportable
que dans les lieux précédents.
Selon qu’on est dans un établissement
pour de longues ou de courtes peines, qu’on a le sida ou non,
des liens avec l’extérieur ou qu’on est seul
au monde, qu’on est un homme ou une femme, un individu sensible
ou non, on n’accomplira pas son temps de détention
de la même façon. C’est d’ailleurs l’une
des aberrations de la prison que celui-ci soit plus « puni »
avec deux ans que cet autre avec dix. Mais toutes les condamnations
à la détention ont un point commun : elles se veulent
« infamantes », c’est-à-dire déshonorantes
et avilissantes. La subordination permanente qu’on fait subir
au prisonnier est un stigmate, cette marque qu’on appelait
justement d’infamie jadis appliquée au fer rouge.
Lieu d’asservissement, la prison
ne peut que pervertir ou démolir les hommes. On y a le droit
d'exiger du condamné n’importe quoi. Et plus il acceptera
n’importe quoi et plus il fera preuve d’« aptitude
à la réinsertion ».
En fait, il est clair que l’enfermement
carcéral n’a qu’un but : casser le bonhomme.
Il est fréquent d’entendre des éducateurs affirmer
qu’il faut « briser leur orgueil en les mettant
devant leur échec ». Sans parler des discours
de quelques psychothérapeutes sur la nécessité
de « leur faire intégrer la loi » en
les forçant à respecter tout règlement, entendons
n’importe quelle injonction d’un surveillant.
Il existe un moyen simple d’obtenir
du détenu sa soumission. Le prisonnier n’a qu’une
seule raison de vivre : sortir. Or il peut être libéré
à mi-peine s’il n’a jamais été
condamné auparavant, sinon aux deux tiers de la peine. Il
peut
être libéré. Mais... Mais les autorités
ne le laisseront sortir que lorsqu’elles le jugeront bon,
quand il aura payé les frais de justice, quand il aura montré
patte blanche, quand il se sera écrasé.
À moins qu’en fin de
peine on ne l’envoie dans une « unité pour
malades difficiles », l’un des quatre terribles
hôpitaux psychiatriques-prisons d’où l’on
ne sait si l’on sortira un jour.
Surveiller, punir, mais aussi réinsérer...
Le propre de la prison étant la désinsertion absolue,
toute « insertion » ne peut nécessairement
se faire qu’en dehors de la prison et malgré elle.
En réalité, la « réinsertion »
n’est qu’un mot du vocabulaire moderne pour « amendement ».
Le personnel pénitentiaire
doit se justifier à ses propres yeux. C’est un peu
gênant d’être des gardiens. On fait donc comme
s’il ne s’agissait pas de surveiller des hommes mais
des sous-hommes, des brutes sans conscience. Il se trouve en effet
que le détenu semble peu enclin au remords, sans doute parce
que la représentation des faits lors du procès n’a
pas le moindre rapport avec ce qu’éventuellement il
se reproche. Il y a « erreur sur la personne »,
ce qui le dédouane de son acte. La réinsertion supposée
commence donc pour le personnel à « conscientiser »
le détenu, à lui faire honte sinon de son acte (ce
qui semble difficile) du moins de son existence. Pour qu’il
perde toute fierté, il devra demander la permission pour
tout. Pas un seul de ses gestes qui ne résulte d’une
autorisation. Jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il
n’est plus rien.
De quoi devenir dément. On
estime à 30 % le nombre de détenus malades mentaux.
Bien sûr, un bon nombre d’entre eux souffraient déjà
de troubles psychiatriques avant leur incarcération. C’est
dû en grande partie à la politique actuelle des hôpitaux
psychiatriques qui ne pouvant plus garder indéfiniment enfermés
les fous, ce qui est une bonne chose, jette à la rue les
« cas lourds ». S’ils troublent l’ordre
public, c’est du ressort de la police. Avec à la clef
un discours sur leur « droit à la citoyenneté ».
Mais cela ne peut expliquer la montée prodigieuse des cas
de folie en prison. Certes la France détient le record mondial
des suicides, des dépressions, de la consommation de psychotropes.
Mais cela non plus ne suffit pas à comprendre pourquoi tous
les trois jours quelqu’un se tue en prison, souvent au mitard.
Les psychiatres de la pénitentiaire,
après les criminologues, osent enfin dire que l’allongement
spectaculaire de la durée des peines est à l’origine
de ce désespoir qui brise toute raison.
L’un des principaux dangers
est celui du délire mystique. À juste titre, les aumôniers
catholiques et protestants se méfient des conversions spectaculaires ;
ils ont les siècles d’expérience que de jeunes
aumôniers musulmans n’ont pas encore. La prison est
le lieu idéal de radicalisation de la haine. Quand un homme
désaxé est gavé de son indignité, il
ne demande pas mieux que d’accomplir son salut au nom d’une
autre justice. Qu’aura généré la prison
sinon un certain goût de la mort rédemptrice ? Et six
mois auront ici suffi.
Sains d’esprit ou non, les
détenus vivent quelque chose qui leur reste incompréhensible
et lorsqu’ils répèteront : « J’ai
fait une connerie, je paye » ce seront les mots soufflés
par les éducateurs ou les psys pour « faire bien »
et donc les rapprocher de la sortie. On attend d’eux qu’ils
assument. Ils assumeront tout ce qu’on voudra pourvu que ce
soit un bon point pour la libération.
La sortie... Ils ne sont pas les
seuls à ne penser qu’à elle. Quand les juges
condamnent quelqu’un à la détention, ils ravagent
en passant la vie de quelques autres : les familles des prisonniers
sont les victimes oubliées de la Justice. Mais la moitié
des détenus ne reçoivent aucune visite d’un
proche durant leur incarcération et plus les années
passent et moins on vient les voir. Parfois pourtant, des gens qui
s’aiment vivent le déchirement. Que de femmes de détenus
se font un cancer ayant usé toutes leurs forces dans l’angoisse
et le chagrin ! Ne parlons pas des mères incarcérées
qu’on ne peut nourrir que d’anxiolytiques. L’amour,
les enfants, la recherche éperdue à travers les petites
annonces de la consolatrice possible tiennent dans les taules une
place essentielle.
Si quelques-uns vivent d’éminentes
(et éphémères) passions platoniques, les autres
– et les mêmes aussi d’ailleurs –
sont condamnés à une sexualité crasseuse.
Parmi les humiliations les plus révoltantes
de la prison, le viol constant de toute pudeur. Vous devez vous
exposer nu, être « fouillé à corps »,
aller aux toilettes devant ceux qui partagent votre cellule, vous
rendre aux douches sans portes, vivre sous les contrôles effectués
à travers l’œilleton. Votre courrier est lu, votre
cellule régulièrement inspectée.
C’est une idée très
communément admise que la prison est inhumaine et parfaitement
odieuse pour un innocent, mais qu’elle est justifiée
pour les coupables. Qu’elle soit « injuste »
ou « juste » peut encore se concevoir, mais
odieuse pour les premiers et pas pour les seconds est insensé.
Les défenseurs de l’incarcération
ont deux arguments. Le premier c’est qu’il faut punir.
Les coupables ont fait souffrir, ils doivent souffrir à leur
tour. On élimine ceux qui gênent comme le fait n’importe
quel truand. On supprime les délinquants, c’est cela
la prison idéale. Et pour être sûr que nul n’interviendra
pour faire évoluer ce temps immobile, on a inventé
une super-peine : la peine de sûreté.
Deuxième argument, celui de
la sécurité. On met les délinquants en prison
uniquement pour s’en protéger (on veut même bien
leur faire une prison toute dorée). Mais c’est raté
puisqu’on en sort ; la mort que dispense la Justice n’arrache
que quelques années ou quelques décennies d’une
vie. L’échelle des peines explique qu’une multitude
de condamnations à quelques mois encombrent les prisons avant
de devenir de bien plus longues peines par le phénomène
presque « naturel », vu le contexte, des récidives.
La prison ne peut donc garder la société des malfaiteurs
puisque chaque jour l’administration pénitentiaire
déverse dans la rue autant de gens qu’elle en accueille.
Chaque jour sortent des individus plus pauvres, plus furieux, plus
désespérés et plus avilis qu’ils n’étaient
entrés. 25 % des sortants de prison se retrouvent sur
le trottoir de leur liberté avec moins de 15 euros sur eux.
Et le récidiviste apparaît comme l’incarnation
d’une pure perversité ?!
Que celui qui n’a pas d’argent
s’en procure d’une manière ou d’une autre,
c’est bien compréhensible. Beaucoup plus perturbant
celui dont la prison a fait un déséquilibré.
En prison, on enferme des hommes excités et tout, absolument
tout, concourt à les énerver davantage.
Cette mise à l’écart
pour quelque temps des délinquants est une pure superstition.
La prison ne nous protège en rien du tout.
On peut se demander d’où
vient cette croyance insolite selon laquelle on met les individus
dangereux en cage pour qu’ils deviennent inoffensifs. Aussi
saugrenu que cela paraisse, un bon nombre voient dans la prison
une sorte de sombre retraite où le remords taraudant le délinquant
fabriquerait un être fichu, mais à jamais incapable
de reprendre une activité criminelle.
Autre billevesée du même
ordre que le remords rédempteur : on pourrait en prison apprendre
un métier (ou plus coté encore « faire
des études »). Certains condamnés tirent
parti de ce temps mort qu’est leur incarcération comme
dans les camps de concentration soviétiques ou nazis on se
récitait des poèmes ou des tables de multiplication
quand on s’apercevait qu’on glissait dans l’idiotie.
Réflexe de survie. Un sur mille. Mais le goût d’apprendre
n’est pas inné. Que des êtres d’exception
profitent de la prison pour étudier le droit ou faire de
la menuiserie, c’est du détournement de haut vol, du
grand art.
Le besoin de sécurité
est réel et il est aussi inepte que risqué de se moquer
de la peur des plus faibles et des plus pauvres. Se servir d’elle,
les tromper sur ce danger d’un monde partout en voie d’endurcissement
pour y substituer le dangereux délinquant, c’est de l’impudence.
La prison ne met en sécurité personne, elle génère
agressivité et rancune. La vengeance ne peut appeler que
la vengeance.
Que le violeur soit séquestré,
humilié, battu par ses codétenus, condamné
au suicide ne mettra personne à l’abri du viol. La
question n’est pas « Comment punir ? »
mais « Comment n’être jamais ni violeur ni
violé ? ».
Michel Foucault a été
d’une superbe rigueur lorsqu’il a démontré
que depuis sa création des esprits modernes cherchaient à
penser une meilleure prison et qu’elle ne se maintenait,
toujours aussi intolérable, que grâce à eux.
Tout ce qui peut rendre la détention moins dégradante
est bienvenu. Il est vrai pourtant que les bien-pensants qui dénoncent
dans les prisons « une zone de non-droit »
et veulent y remédier ne semblent pas avoir compris que le
droit, dehors comme dedans, est celui du plus fort : les gardiens
n’ont pas le droit de frapper les détenus et cela se
fait bien évidemment. Quant aux droits supposés élémentaires
de tout être humain comme celui de se déplacer, de
vivre avec ceux qu’on a choisis, d’avoir une vie affective
et sexuelle, de jouir de la nature, ils sont par essence antagoniques
à la séquestration des personnes.
La prison n’est pas comme une torture, elle est une torture réelle :
la goutte d’eau sur le crâne. Pas de blessure et pourtant
une énervation qui rend fou, qui vous fait préférer
mourir. La détention n’est pas devenue une torture
par dévoiement de son sens ; son but intrinsèque en
tant que peine est de faire souffrir les condamnés. Comme
la peine de mort, la peine de prison est irréversible, les
années perdues le sont pour toujours.
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