Le désir de punir
C’est a posteriori qu’on
justifie le châtiment. Car avant la raison, le désir.
Résultant d’une émotion
violente, en général la colère, le châtiment
passe pour être administré froidement. Mais au cœur
de toute punition, le plaisir de tenir quelqu’un en son pouvoir,
de montrer qui est le plus fort. À tort ou à raison,
le punisseur, fût-il un tueur en série, a la ferme
assurance d’être du bon côté, du côté de la loi,
de l’ordre, du bon droit. On ne veut jamais le coupable, mais
un coupable. Il n’est pas nécessaire qu’il soit
l’auteur d’un forfait, une chèvre fera aussi
bien l’affaire. C’est magique. Les partisans du châtiment
font tous comme si, par une sorte d’heureuse fatalité,
les coupables étaient punis et les justes récompensés.
Or, les erreurs judiciaires sont
constantes, particulièrement en « comparution
immédiate » où l’on juge en toute
hâte. Mais il faut que les dégâts soient spectaculaires
(têtes tombées à tort, une vie pour rien derrière
les barreaux, etc.) pour qu’elles émeuvent qui que
ce soit. Les criminologues et les policiers le savent pertinemment
mais cela excite le monde qu’on ait arrêté le
coupable (lui ou un autre), on va pouvoir le punir, ce qui signifie
se venger (« vengeance : dédommagement moral de
l’offensé par la punition de l’offenseur ».
Définition du dictionnaire Robert).
Il faut noter cependant que le désir
de vengeance n’est pas naturel, il est le fruit d’une
culture fondée par exemple sur un certain code de l’honneur.
Il y entre une forme de devoir, de soumission à la loi de
son milieu. Toute vendetta est socialisée, codifiée,
ritualisée. Depuis l’antiquité, la Justice d’État
est censée remplacer les vengeances privées. Échec
sur toute la ligne. Le châtiment pénal engendre un
besoin de se venger qui se retourne contre des tiers. L’homme
humilié bat sa femme qui frappe les gosses qui maltraitent
le chien qui mord le premier venu. La peine infligée par
un tribunal va jusqu’au bout d’une violence institutionnelle
qui appelle forcément une réponse. Il nous faut renoncer
à cette chimère d’une vengeance qui, assumée
par l’État à la place des particuliers, en serait
plus pure, plus désintéressée. Elle n’est
guère plus reluisante ni plus intelligente que l’autre.
Quand la Justice punit un voleur, elle entretient chez tous les
voleurs le besoin de se venger. Quand elle s’attaque à
un « sauvageon », elle ensauvage la cité.
L’idée d’une Justice
qui rend le mal pour le mal ne peut mener qu’au mépris
de toute justice.
Gardons cependant dans un coin de
notre tête que certaines personnes ont toujours considéré
l’esprit de vengeance comme leur étant étranger,
elles préfèrent ignorer l’offenseur (voire l’oublier),
lui pardonner ou exiger des explications. Et si par ailleurs la
tentation de se venger reste commune, tout le monde n’y succombe
pas forcément.
Personne n’est à l’abri
de la haine ni de la bêtise, mais on peut bien quand même
souhaiter n’être ni haineux ni bête, ou le moins
possible. Rien ne nous oblige à adhérer à cette
curiosité visqueuse des gens de bien pour les faits divers
les plus sanglants.
Le public raffole des crimes, des
viols et des supplices. La souffrance d’autrui flatte le sadisme
qui rampe en nous. « Et puis demander que celui qui a
fait le mal encoure une peine qui fasse vraiment mal autorise le
plaisir, intense pour certains, de faire mal à leur tour
en toute légitimité et en toute impunité. »
(Anne-Marie Marchetti dans Perpétuités. Plon 2001). Il y a quelque chose
de pathologique dans l’exaltation qu’éprouvent
certains à châtier celui qui a commis une faute.
La volonté de punir est à
l’origine de presque tous les crimes de sang non accidentels.
Sombres histoires de jalousies ou de règlements de comptes.
Mais le pire des assassins dans toute l’histoire de l’humanité,
ne saurait rivaliser avec les professionnels de la répression.
Les châtiments ordonnés par voie de justice ont dépassé
en cruauté tous les crimes les plus barbares. Les juges d’aujourd’hui
ne sont ni plus ni moins cruels que ceux d’il y a trois siècles
en France, un siècle en Chine, par exemple. Ils envoient
quelqu’un en prison pour dix ans parce que tel est le barème.
Ils n’hésiteraient pas davantage à faire couper
des mains, à condamner des hors-la-loi à mourir empalés,
roués, brûlés vifs, écartelés,
lynchés... Tout juge d’aujourd’hui applique la
loi de son temps exactement comme il aurait appliqué ou appliquerait
celle d’un autre code. Nous ne sommes ni meilleurs ni pires
qu’à l’époque de la préhistoire.
Un peu plus détraqués, peut-être. Mais il y
eut, il y aura toujours des individus pour dire non.
On entend souvent « Les
criminels n’ont pas eu pitié de leur victime, pourquoi
devrions-nous nous mettre à leur place ? »
Parce que nous ne sommes quand même pas tous des assassins,
en dépit de cette idée extravagante si souvent exprimée :
« Si l’on ne punissait pas les violeurs et les
tueurs, tout le monde serait violeur et tueur. »
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