Pourquoi faudrait-il punir ?

 

Sur l’abolition du système pénal

 

(Version abrégée) juin 2003

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Questions d’avant-propos

La punition est-elle nécessaire à la justice ?

Le droit pénal, par définition, est fondé sur la peine. Une peine est une souffrance qu’on inflige. Est-ce bien de faire du mal à quelqu’un ? Est-ce intelligent ? Utile ? À qui ?

Personne n’ose plus dire que la prison permet aux bandits de s’amender. Elle ne sert qu’à une seule chose qu’elle réussit d’ailleurs fort bien : punir. Même les plus timides réformateurs se heurtent à cette évidence, adoucir les cruautés de l’incarcération s’oppose forcément à son principe : elle est une peine, elle est faite et uniquement faite pour punir le coupable, pour lui être pénible.

Pourquoi punir ?

Le châtiment s’ancre dans l’histoire la plus archaïque de l’humanité, celle des terreurs suprêmes que les hommes ont traduites en dieux et déesses au cœur démoniaque. Pas une religion pour sauver l’autre lorsqu’il est question des supplices réservés aux damnés. L’enfer chrétien n’a rien à envier à l’enfer hindou. En Occident, la condamnation terrible de la faute lors d’un jugement de l’âme après la mort s’enracine dans le culte orphique introduit en Grèce entre le viie et le vie siècle avant notre ère ; ses origines se perdent dans les traditions védiques du deuxième millénaire. Il est vraisemblable que l’idée d’une faute punie dans l’au-delà était déjà à l’époque bien ancienne. L’orphisme a beaucoup influencé les Pythagoriciens puis Platon. Sous tous les cieux, les humains scandalisés de voir l’éternelle injustice du monde ont cherché à rétablir au séjour des ombres l’impossible équité.

On doit punir. C’est un impératif. De quel ordre ?

Est puni celui qui est jugé coupable d’avoir enfreint la Loi, laquelle varie suivant les groupes.

La Loi n’est pas l’expression d’une éthique quelconque : au service du pouvoir disposant des plus grandes forces de coercition, elle n’existe que par la sanction. La Loi du Milieu ou la Loi d’un groupe rebelle peut s’affirmer aussi brutale que celle de l’État. Quelle que soit la situation, la Loi est toujours celle du plus fort : le petit caïd fait la loi jusqu’à ce qu’il se retrouve face à un plus gros caïd ou à un maître lequel ne peut qu’obéir à toute une hiérarchie disposant de forces de plus en plus importantes jusqu’à son sommet. En démocratie populaire ou bourgeoise, c’est la police qui fait respecter la Loi, la Justice qui punit les contrevenants. Entre la justice (l’équité) à laquelle chacun aspire et la Justice (l’institution) qui fait fonctionner la machine sociale au détriment des relations libres entre les êtres, le précipice est infranchissable.

Parlant à peine, l’enfant est aussitôt sensible au sentiment d’injustice : quand il a mal et qu’il pleure (trop) longtemps, on crie, on le boude, on le frappe parfois ; ou bien sa petite sœur a trouvé un ballon et pas lui ou bien il s’est fait piquer par une guêpe et pas elle. Toute sa vie, qu’il se résigne ou se révolte, l’homme considérera les injustices dont il sera victime comme quelque chose qui ne devrait pas être, autrement dit un mal. La grêle peut détruire toutes les récoltes du paysan, la mort prendre l’amante adorée, les voleurs vous dépouiller, la maladie frapper le tout-petit, le jaloux brûler la maison, l’État vous jeter dans la guerre, une enfant peut être violée. Parce que le mal est insensé, l’homme est écrasé par un trop grand désarroi, il lui faut trouver une justification à l’injustice. D’où cette justice incompréhensible d’en-Haut, d’où ces dieux plus ou moins puissants, puis le plus puissant d’entre tous et enfin, en Occident, à partir du moyen âge, un Dieu raisonnable (avant la tentative ratée d’en faire, trois siècles plus tard, la déesse de la Raison).

 

 

 


Au rythme de l’histoire, la valse des idées

On a d’abord puni pour bien montrer aux dieux qu’on prenait leur parti contre ceux qui, volontairement ou non, les offensaient.

Les premiers codes sumériens nomment, classent les infractions et échelonnent les peines en fonction de la faute (code d’Ouroukaniga rédigé vers ~2400), mais il faut attendre l’époque romaine pour que le droit soit rationnalisé dans ses moindres détails et devienne en grande partie une vue de l’esprit, car dans les faits, il demeure, et jusqu’à nos jours, foncièrement sentimental dépendant toujours du degré d’émotion provoqué par le scandale (en France longtemps on a brûlé la langue des sacrilèges ; en 2002 dans un pays très civilisé comme le Nigeria, on lapide les femmes adultères). Les sanctions n’apparaissent exagérées que lorsque l’infraction elle-même est en voie d’être décriminalisée.

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Les philosophes se sont donné du mal pour justifier le châtiment (on peut remarquer que la clémence n’a aucun besoin d’être justifiée et qu’on s’est partout et toujours incliné devant les exemples qu’en a donné l’histoire).

Pour tenter de faire admettre qu’il est nécessaire de faire du mal à qui a fait du mal, trois types d’arguments sont mis en avant par ceux que nous appellerons les légalistes, les sociétaires-réalistes et les humanitaires.

1) La pensée légaliste

La Loi est la Loi, même si elle paraît injuste, elle a sa raison d’être. Vu la petitesse des hommes, sa force vient de la seule sanction. La Loi dit où est le Bien, elle vient de Dieu, de la Nature ou de l’Humanité (en tout cas d’un mot avec majuscule qui dit sa transcendance). Ce Bien est donc universel. De même qu’on doit obéir à la Loi, on doit punir qui la transgresse. Ainsi le veut l’Ordre des choses. Les légalistes sont hommes de foi. Ils croient vraiment à ce Bien universel.

Le problème n’est pas tant celui du Bien – nous pouvons admettre que chacun veuille bien faire pour vivre pleinement au mieux – que de l’universalité de ce Bien. Le Bien de tel meurtrier, c’est de se débarrasser de cette mère qui l’empêche d’exister, le Bien de tel terroriste de déstabiliser un gouvernement pour un autre « plus respectueux des droits de l’individu », le Bien de tel souverain d’écraser « l’axe du Mal », le Bien d’un tueur en série de « tuer ces salopes qui font souffrir les hommes »...

Mais, pour les légalistes, le Bien étant ce qui est dans la Loi, la question de son universalité est résolue. Le Bien universel est totalitaire, mais ce n’est pas grave puisque c’est le Bien. Les légalistes ne peuvent littéralement pas concevoir que certains s’insurgent contre une phrase telle que « Tout homme a le droit de respirer » ; il leur semble aller de soi que chacun pense en termes de droits, d’autorisations et de devoirs. (Mais par ailleurs, ils n’hésitent pas à supprimer sans état d’âme ce « droit de respirer » lorsqu’il s’agit de punir quelqu’un ou un pays.)

Les légalistes et autres supporters des Droits de l’Homme se réclament volontiers de Kant : grâce à sa raison, l’homme qui se plie volontairement à la loi morale y gagne en liberté intérieure ; il n’a plus de souci à se faire puisqu’on a pensé pour lui (c’est la grande liberté du soldat de deuxième classe rampant sur un champ de mines par rapport à celle du général qui, lui, doit réfléchir). Condamner celui qui a transgressé la loi morale, c’est le faire bénéficier du bon discernement de tous, c’est le considérer comme digne de l’exigence humaine la plus haute.

Hegel ira plus loin que Kant. Peu importe le contenu des lois, ce qui est absolu, c’est la Loi elle-même car seul l’État et donc ses institutions garantissent la liberté des individus.

2) La pensée sociétaire-réaliste

Elle se veut purement pragmatique. Il faut s’organiser pour vivre en société. Celle-ci repose sur l’adhésion de gré ou de force à des valeurs communes. Si on ne joue pas le jeu, la Société vous rejette, ce qui signifie qu’elle vous tue ou vous bannit hors de la communauté (en exil ou en prison). La Justice doit conforter chacun dans l’idée que la Société le protège s’il respecte ses règles, lesquelles varient suivant les pays, les époques, les modes.

On corrige un criminel comme on corrige, chez ces gens-là, un chien ou un enfant. Pour lui apprendre. La peur de la correction ne fonctionne que sur les plus conformistes et les plus fragiles. Dans le domaine de la délinquance, elle agit en sens contraire : les « durs », à plus forte raison les plus rebelles, affirment très fort qu’ils n’ont pas peur de la punition. Il est vrai qu’elle les stimule souvent. À pragmatique, pragmatique et demi : ce qui compte, c’est de ne pas se faire prendre, de jouer serré. Car il s’agit d’un jeu.

Dans la vision sociétaire-réaliste, pour vivre en harmonie, chacun doit respecter les règles, évidemment contingentes et conventionnelles, le fameux contrat social. C’est bien joli de nous parler de siècle en siècle de règle du jeu, mais il y a toujours eu des individus que ce jeu n’intéressait pas. Ils peuvent assurément s’abstenir de lire sur une chaise-longue au milieu du terrain de rugby comme éviter de manger leur casse-croûte sur la table de bridge. Mais pourraient-ils donc aller dès lors que la planète tout entière n’est qu’un immense terrain de rugby ou une table de bridge où se déroule une partie sans fin ?

Mais c’est le type de remarque qui ne peut ébranler les sociétaires-réalistes. Car tant pis pour les rares asociaux : la seule chose qui compte c’est la Société qui a une vie, une vie qu’il faut préserver, elle peut en effet mourir, être remplacée par une autre. La Société est composée d’individus-fourmis qui n’ont d’autre raison d’être que celle de lui appartenir.

Réalistes, beaucoup de sociétaires constatent que les conditions de vie modifient le comportement des délinquants. Ils peuvent aussi bien entourer de chevaux de frise un « quartier difficile » et renforcer la police par des troupes militaires qu’y mettre des éducateurs, y développer l’aide scolaire, y construire une salle de concert et faire effectivement baisser ainsi le taux de la délinquance.

Les sociétaires-réalistes veulent l’efficacité, c’est pourquoi le crime ni le criminel n’ont, en soi, aucune importance. À tel point qu’ils ne voient aucun inconvénient à faire entrer dans le Droit ce que, dans ce domaine précis, l’on peut considérer comme une pure aberration : le concept de dangerosité. On en arrive à punir des individus susceptibles d’agir dans un sens que réprouve la Société. Les sociétaires-réalistes placent de grands espoirs dans les progrès de la génétique.

À première vue, ils semblent très opposés aux légalistes. Pourtant existe un point de jonction : la Société est le Grand Tout dont les individus ne sont que les parties. Elle est aujourd’hui aussi sacrée que l’était l’idée de Dieu, elle est l’Absolu et la Loi est son émanation. C’est l’échec de l’athéisme.

Pour les très rares athées, comme Max Stirner (1806-1856), l’individu vivant dans la Société peut toujours, s’il en a la volonté, refuser d’appartenir librement à ce conglomérat féroce. On ne peut échapper à la Société ni vivre sans elle, mais on peut penser par soi-même. Rien ne nous empêche, secrètement ou non, de la combattre comme on lutte contre la mort ou les injustices. Avec ou sans violence. Un sourire paisible ou ravageur sur les lèvres et dans l’esprit. Chacun seul avec des alliés possibles.

3) La pensée humanitaire

L’individu qui a fauté est forcément très malheureux. Le châtiment va lui permettre de se racheter ; en « payant sa dette » au prix de sa souffrance, il pourra « refaire sa vie ». La prison est une retraite où il comprendra ce que sont le bien et le mal, où des professionnels vont s’employer à le culpabiliser le mieux possible pour l’éduquer, entendons pour l’amener à une bonne conduite. Pour ce faire, le conditionner, le dresser, l’instruire et transformer les prisons stériles en utiles camps de rééducation. Du siècle des Lumières, les humanitaristes ont hérité une indéracinable foi en l’Homme ; les institutions sont le fruit de la pensée des hommes et nous devons à travers elles admirer l’intelligence humaine. On peut, bien sûr, on le doit même, les améliorer. Car on va vers un mieux, c’est « le sens de l’Histoire » ; les progrès techniques vont de pair avec les progrès « humains », c’est-à-dire... de la morale. « Un jour, toute guerre sera interdite. » (C’est bien possible en effet, mais elles n’en seront pas moins atroces. Probablement pires.) Les humanitaires affichent souvent ainsi un fond de candide optimisme.

Contrairement à ce qu’affirment trop vite leurs détracteurs, ils ne répugnent nullement à la violence quand c’est pour la bonne cause, « contre les ennemis de la liberté ». La notion d’ennemi de la liberté, on s’en doute, demeure infiniment floue et chaque humanitariste se fait son idée de ceux qu’on devrait mettre hors d’état de nuire. Ce sont ces animaux nuisibles, ces hommes sans humanité, ces sous-hommes qu’il faut incarcérer. C’est regrettable – et il ne faut pas les faire trop souffrir –, mais néanmoins nécessaire. Hélas.

 

Moralistes légalistes, sociétaires-réalistes, et enfin adeptes d’une pensée humanitaire ont certes des arguments, mais aucun n’a su nous convaincre.

 

 

 


Le désir de punir

C’est a posteriori qu’on justifie le châtiment. Car avant la raison, le désir.

Résultant d’une émotion violente, en général la colère, le châtiment passe pour être administré froidement. Mais au cœur de toute punition, le plaisir de tenir quelqu’un en son pouvoir, de montrer qui est le plus fort. À tort ou à raison, le punisseur, fût-il un tueur en série, a la ferme assurance d’être du bon côté, du côté de la loi, de l’ordre, du bon droit. On ne veut jamais le coupable, mais un coupable. Il n’est pas nécessaire qu’il soit l’auteur d’un forfait, une chèvre fera aussi bien l’affaire. C’est magique. Les partisans du châtiment font tous comme si, par une sorte d’heureuse fatalité, les coupables étaient punis et les justes récompensés.

Or, les erreurs judiciaires sont constantes, particulièrement en « comparution immédiate » où l’on juge en toute hâte. Mais il faut que les dégâts soient spectaculaires (têtes tombées à tort, une vie pour rien derrière les barreaux, etc.) pour qu’elles émeuvent qui que ce soit. Les criminologues et les policiers le savent pertinemment mais cela excite le monde qu’on ait arrêté le coupable (lui ou un autre), on va pouvoir le punir, ce qui signifie se venger (« vengeance : dédommagement moral de l’offensé par la punition de l’offenseur ». Définition du dictionnaire Robert).

Il faut noter cependant que le désir de vengeance n’est pas naturel, il est le fruit d’une culture fondée par exemple sur un certain code de l’honneur. Il y entre une forme de devoir, de soumission à la loi de son milieu. Toute vendetta est socialisée, codifiée, ritualisée. Depuis l’antiquité, la Justice d’État est censée remplacer les vengeances privées. Échec sur toute la ligne. Le châtiment pénal engendre un besoin de se venger qui se retourne contre des tiers. L’homme humilié bat sa femme qui frappe les gosses qui maltraitent le chien qui mord le premier venu. La peine infligée par un tribunal va jusqu’au bout d’une violence institutionnelle qui appelle forcément une réponse. Il nous faut renoncer à cette chimère d’une vengeance qui, assumée par l’État à la place des particuliers, en serait plus pure, plus désintéressée. Elle n’est guère plus reluisante ni plus intelligente que l’autre. Quand la Justice punit un voleur, elle entretient chez tous les voleurs le besoin de se venger. Quand elle s’attaque à un « sauvageon », elle ensauvage la cité.

L’idée d’une Justice qui rend le mal pour le mal ne peut mener qu’au mépris de toute justice.

Gardons cependant dans un coin de notre tête que certaines personnes ont toujours considéré l’esprit de vengeance comme leur étant étranger, elles préfèrent ignorer l’offenseur (voire l’oublier), lui pardonner ou exiger des explications. Et si par ailleurs la tentation de se venger reste commune, tout le monde n’y succombe pas forcément.

Personne n’est à l’abri de la haine ni de la bêtise, mais on peut bien quand même souhaiter n’être ni haineux ni bête, ou le moins possible. Rien ne nous oblige à adhérer à cette curiosité visqueuse des gens de bien pour les faits divers les plus sanglants.

Le public raffole des crimes, des viols et des supplices. La souffrance d’autrui flatte le sadisme qui rampe en nous. « Et puis demander que celui qui a fait le mal encoure une peine qui fasse vraiment mal autorise le plaisir, intense pour certains, de faire mal à leur tour en toute légitimité et en toute impunité. » (Anne-Marie Marchetti dans Perpétuités. Plon 2001). Il y a quelque chose de pathologique dans l’exaltation qu’éprouvent certains à châtier celui qui a commis une faute.

La volonté de punir est à l’origine de presque tous les crimes de sang non accidentels. Sombres histoires de jalousies ou de règlements de comptes. Mais le pire des assassins dans toute l’histoire de l’humanité, ne saurait rivaliser avec les professionnels de la répression. Les châtiments ordonnés par voie de justice ont dépassé en cruauté tous les crimes les plus barbares. Les juges d’aujourd’hui ne sont ni plus ni moins cruels que ceux d’il y a trois siècles en France, un siècle en Chine, par exemple. Ils envoient quelqu’un en prison pour dix ans parce que tel est le barème. Ils n’hésiteraient pas davantage à faire couper des mains, à condamner des hors-la-loi à mourir empalés, roués, brûlés vifs, écartelés, lynchés... Tout juge d’aujourd’hui applique la loi de son temps exactement comme il aurait appliqué ou appliquerait celle d’un autre code. Nous ne sommes ni meilleurs ni pires qu’à l’époque de la préhistoire. Un peu plus détraqués, peut-être. Mais il y eut, il y aura toujours des individus pour dire non.

On entend souvent « Les criminels n’ont pas eu pitié de leur victime, pourquoi devrions-nous nous mettre à leur place ? » Parce que nous ne sommes quand même pas tous des assassins, en dépit de cette idée extravagante si souvent exprimée : « Si l’on ne punissait pas les violeurs et les tueurs, tout le monde serait violeur et tueur. »

 

 


Cruauté toute particulière de la prison

Pendant des siècles, les geôles n’étaient conçues que dans le but de mettre quelques jours en sûreté ceux qu’on allait juger, supplicier ou exécuter, à moins que le condamné n’attende un convoi vers les mines, les galères ou le bagne. C’est la Révolution française qui a introduit l’incarcération comme une peine en soi. Officiellement la prison d’aujourd’hui doit remplir trois rôles : surveiller, punir, réinsérer.

La surveillance se veut une arme effrayante ; il est demandé à chacun de rendre compte de ses gestes tout au long de la journée.

La punition est ce que la prison fait de mieux. Elle est la « peine privative de liberté » par excellence. En ôtant radicalement à quelqu’un les conditions a priori de toute existence, le temps et l’espace, on annihile le condamné. Une condamnation à vingt ans, c’est 175 000 heures de mort à vivre. Un no man’s time. « Cette punition doit tirer son efficacité de l’ennui ou plutôt du harassement moral causé par la monotonie des marches continuelles, interrompues seulement par de courts intervalles. » (Règlement des prisons de 1839 à 1945). Certains s’en tirent ? Oui, comme d’un cancer du foie. On est tenté alors de croire au miracle.

La plupart d’entre nous ne supporteraient pas d’être enfermés plus de quelques heures, même chez eux.

Imagine-t-on l’horreur qu’on éprouverait pour un criminel qui aurait séquestré et constamment humilié sa victime pendant trois mois, vingt ou trente ans ?

La prison, c’est avant tout celle de la petite délinquance, des gens qui passent là quelques mois dans les pires des établissements pénitentiaires, les maisons d’arrêt. L’angoisse de l’attente du procès, la promiscuité, la dureté du personnel qui « en voit trop passer » et ne sait jamais à qui il a affaire, leur dégoûtante vétusté, tout concourt à les rendre proprement infernales. D’autant que la Justice se montrant de plus en plus sévère, on ne saurait s’étonner de ce qu’en retour la violence augmente dans les cités et surtout dans les concentrés de cités que sont les taules.

Les centres de détention sont plus modernes ; on y effectue les peines moyennes (entre 5 et 15 ans) ou les dernières années d’une longue peine. Le régime y est plus souple, on peut y obtenir une permission.

Les centrales (une douzaine en France), les gros monstres où l’on incarcère les longues peines, sont de véritables citadelles. Là sont les « durs », souvent condamnés à perpétuité qui n’ont plus rien à perdre. Ils sont redoutés des surveillants d’où un étrange équilibre des forces qui rend souvent l’ambiance moins perverse et insupportable que dans les lieux précédents.

Selon qu’on est dans un établissement pour de longues ou de courtes peines, qu’on a le sida ou non, des liens avec l’extérieur ou qu’on est seul au monde, qu’on est un homme ou une femme, un individu sensible ou non, on n’accomplira pas son temps de détention de la même façon. C’est d’ailleurs l’une des aberrations de la prison que celui-ci soit plus « puni » avec deux ans que cet autre avec dix. Mais toutes les condamnations à la détention ont un point commun : elles se veulent « infamantes », c’est-à-dire déshonorantes et avilissantes. La subordination permanente qu’on fait subir au prisonnier est un stigmate, cette marque qu’on appelait justement d’infamie jadis appliquée au fer rouge.

Lieu d’asservissement, la prison ne peut que pervertir ou démolir les hommes. On y a le droit d'exiger du condamné n’importe quoi. Et plus il acceptera n’importe quoi et plus il fera preuve d’« aptitude à la réinsertion ».

En fait, il est clair que l’enfermement carcéral n’a qu’un but : casser le bonhomme. Il est fréquent d’entendre des éducateurs affirmer qu’il faut « briser leur orgueil en les mettant devant leur échec ». Sans parler des discours de quelques psychothérapeutes sur la nécessité de « leur faire intégrer la loi » en les forçant à respecter tout règlement, entendons n’importe quelle injonction d’un surveillant.

Il existe un moyen simple d’obtenir du détenu sa soumission. Le prisonnier n’a qu’une seule raison de vivre : sortir. Or il peut être libéré à mi-peine s’il n’a jamais été condamné auparavant, sinon aux deux tiers de la peine. Il peut être libéré. Mais... Mais les autorités ne le laisseront sortir que lorsqu’elles le jugeront bon, quand il aura payé les frais de justice, quand il aura montré patte blanche, quand il se sera écrasé.

À moins qu’en fin de peine on ne l’envoie dans une « unité pour malades difficiles », l’un des quatre terribles hôpitaux psychiatriques-prisons d’où l’on ne sait si l’on sortira un jour.

Surveiller, punir, mais aussi réinsérer... Le propre de la prison étant la désinsertion absolue, toute « insertion » ne peut nécessairement se faire qu’en dehors de la prison et malgré elle.

En réalité, la « réinsertion » n’est qu’un mot du vocabulaire moderne pour « amendement ».

Le personnel pénitentiaire doit se justifier à ses propres yeux. C’est un peu gênant d’être des gardiens. On fait donc comme s’il ne s’agissait pas de surveiller des hommes mais des sous-hommes, des brutes sans conscience. Il se trouve en effet que le détenu semble peu enclin au remords, sans doute parce que la représentation des faits lors du procès n’a pas le moindre rapport avec ce qu’éventuellement il se reproche. Il y a « erreur sur la personne », ce qui le dédouane de son acte. La réinsertion supposée commence donc pour le personnel à « conscientiser » le détenu, à lui faire honte sinon de son acte (ce qui semble difficile) du moins de son existence. Pour qu’il perde toute fierté, il devra demander la permission pour tout. Pas un seul de ses gestes qui ne résulte d’une autorisation. Jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il n’est plus rien.

 

De quoi devenir dément. On estime à 30 % le nombre de détenus malades mentaux. Bien sûr, un bon nombre d’entre eux souffraient déjà de troubles psychiatriques avant leur incarcération. C’est dû en grande partie à la politique actuelle des hôpitaux psychiatriques qui ne pouvant plus garder indéfiniment enfermés les fous, ce qui est une bonne chose, jette à la rue les « cas lourds ». S’ils troublent l’ordre public, c’est du ressort de la police. Avec à la clef un discours sur leur « droit à la citoyenneté ». Mais cela ne peut expliquer la montée prodigieuse des cas de folie en prison. Certes la France détient le record mondial des suicides, des dépressions, de la consommation de psychotropes. Mais cela non plus ne suffit pas à comprendre pourquoi tous les trois jours quelqu’un se tue en prison, souvent au mitard.

Les psychiatres de la pénitentiaire, après les criminologues, osent enfin dire que l’allongement spectaculaire de la durée des peines est à l’origine de ce désespoir qui brise toute raison.

L’un des principaux dangers est celui du délire mystique. À juste titre, les aumôniers catholiques et protestants se méfient des conversions spectaculaires ; ils ont les siècles d’expérience que de jeunes aumôniers musulmans n’ont pas encore. La prison est le lieu idéal de radicalisation de la haine. Quand un homme désaxé est gavé de son indignité, il ne demande pas mieux que d’accomplir son salut au nom d’une autre justice. Qu’aura généré la prison sinon un certain goût de la mort rédemptrice ? Et six mois auront ici suffi.

Sains d’esprit ou non, les détenus vivent quelque chose qui leur reste incompréhensible et lorsqu’ils répèteront : « J’ai fait une connerie, je paye » ce seront les mots soufflés par les éducateurs ou les psys pour « faire bien » et donc les rapprocher de la sortie. On attend d’eux qu’ils assument. Ils assumeront tout ce qu’on voudra pourvu que ce soit un bon point pour la libération.

La sortie... Ils ne sont pas les seuls à ne penser qu’à elle. Quand les juges condamnent quelqu’un à la détention, ils ravagent en passant la vie de quelques autres : les familles des prisonniers sont les victimes oubliées de la Justice. Mais la moitié des détenus ne reçoivent aucune visite d’un proche durant leur incarcération et plus les années passent et moins on vient les voir. Parfois pourtant, des gens qui s’aiment vivent le déchirement. Que de femmes de détenus se font un cancer ayant usé toutes leurs forces dans l’angoisse et le chagrin ! Ne parlons pas des mères incarcérées qu’on ne peut nourrir que d’anxiolytiques. L’amour, les enfants, la recherche éperdue à travers les petites annonces de la consolatrice possible tiennent dans les taules une place essentielle.

Si quelques-uns vivent d’éminentes (et éphémères) passions platoniques, les autres – et les mêmes aussi d’ailleurs – sont condamnés à une sexualité crasseuse.

Parmi les humiliations les plus révoltantes de la prison, le viol constant de toute pudeur. Vous devez vous exposer nu, être « fouillé à corps », aller aux toilettes devant ceux qui partagent votre cellule, vous rendre aux douches sans portes, vivre sous les contrôles effectués à travers l’œilleton. Votre courrier est lu, votre cellule régulièrement inspectée.

C’est une idée très communément admise que la prison est inhumaine et parfaitement odieuse pour un innocent, mais qu’elle est justifiée pour les coupables. Qu’elle soit « injuste » ou « juste » peut encore se concevoir, mais odieuse pour les premiers et pas pour les seconds est insensé.

 

Les défenseurs de l’incarcération ont deux arguments. Le premier c’est qu’il faut punir. Les coupables ont fait souffrir, ils doivent souffrir à leur tour. On élimine ceux qui gênent comme le fait n’importe quel truand. On supprime les délinquants, c’est cela la prison idéale. Et pour être sûr que nul n’interviendra pour faire évoluer ce temps immobile, on a inventé une super-peine : la peine de sûreté.

Deuxième argument, celui de la sécurité. On met les délinquants en prison uniquement pour s’en protéger (on veut même bien leur faire une prison toute dorée). Mais c’est raté puisqu’on en sort ; la mort que dispense la Justice n’arrache que quelques années ou quelques décennies d’une vie. L’échelle des peines explique qu’une multitude de condamnations à quelques mois encombrent les prisons avant de devenir de bien plus longues peines par le phénomène presque « naturel », vu le contexte, des récidives. La prison ne peut donc garder la société des malfaiteurs puisque chaque jour l’administration pénitentiaire déverse dans la rue autant de gens qu’elle en accueille. Chaque jour sortent des individus plus pauvres, plus furieux, plus désespérés et plus avilis qu’ils n’étaient entrés. 25 % des sortants de prison se retrouvent sur le trottoir de leur liberté avec moins de 15 euros sur eux. Et le récidiviste apparaît comme l’incarnation d’une pure perversité ?!

Que celui qui n’a pas d’argent s’en procure d’une manière ou d’une autre, c’est bien compréhensible. Beaucoup plus perturbant celui dont la prison a fait un déséquilibré. En prison, on enferme des hommes excités et tout, absolument tout, concourt à les énerver davantage.

Cette mise à l’écart pour quelque temps des délinquants est une pure superstition. La prison ne nous protège en rien du tout.

On peut se demander d’où vient cette croyance insolite selon laquelle on met les individus dangereux en cage pour qu’ils deviennent inoffensifs. Aussi saugrenu que cela paraisse, un bon nombre voient dans la prison une sorte de sombre retraite où le remords taraudant le délinquant fabriquerait un être fichu, mais à jamais incapable de reprendre une activité criminelle.

Autre billevesée du même ordre que le remords rédempteur : on pourrait en prison apprendre un métier (ou plus coté encore « faire des études »). Certains condamnés tirent parti de ce temps mort qu’est leur incarcération comme dans les camps de concentration soviétiques ou nazis on se récitait des poèmes ou des tables de multiplication quand on s’apercevait qu’on glissait dans l’idiotie. Réflexe de survie. Un sur mille. Mais le goût d’apprendre n’est pas inné. Que des êtres d’exception profitent de la prison pour étudier le droit ou faire de la menuiserie, c’est du détournement de haut vol, du grand art.

 

Le besoin de sécurité est réel et il est aussi inepte que risqué de se moquer de la peur des plus faibles et des plus pauvres. Se servir d’elle, les tromper sur ce danger d’un monde partout en voie d’endurcissement pour y substituer le dangereux délinquant, c’est de l’impudence. La prison ne met en sécurité personne, elle génère agressivité et rancune. La vengeance ne peut appeler que la vengeance.

Que le violeur soit séquestré, humilié, battu par ses codétenus, condamné au suicide ne mettra personne à l’abri du viol. La question n’est pas « Comment punir ? » mais « Comment n’être jamais ni violeur ni violé ? ».

 

Michel Foucault a été d’une superbe rigueur lorsqu’il a démontré que depuis sa création des esprits modernes cherchaient à penser une meilleure prison et qu’elle ne se maintenait, toujours aussi intolérable, que grâce à eux. Tout ce qui peut rendre la détention moins dégradante est bienvenu. Il est vrai pourtant que les bien-pensants qui dénoncent dans les prisons « une zone de non-droit » et veulent y remédier ne semblent pas avoir compris que le droit, dehors comme dedans, est celui du plus fort : les gardiens n’ont pas le droit de frapper les détenus et cela se fait bien évidemment. Quant aux droits supposés élémentaires de tout être humain comme celui de se déplacer, de vivre avec ceux qu’on a choisis, d’avoir une vie affective et sexuelle, de jouir de la nature, ils sont par essence antagoniques à la séquestration des personnes.

La prison n’est pas comme une torture, elle est une torture réelle : la goutte d’eau sur le crâne. Pas de blessure et pourtant une énervation qui rend fou, qui vous fait préférer mourir. La détention n’est pas devenue une torture par dévoiement de son sens ; son but intrinsèque en tant que peine est de faire souffrir les condamnés. Comme la peine de mort, la peine de prison est irréversible, les années perdues le sont pour toujours.

 

 

 


Aggravation de la répression

En Arabie comme aux États-Unis, en France comme en Chine, l’heure est à une répression de plus en plus brutale. Ce n’est pas dû en France, tant s’en faut, à l’arrivée au pouvoir en mai 2002 d’un gouvernement de droite particulièrement raide. Le nouveau Code pénal, élaboré entre 1981 et 1994 où il est entré en vigueur, est incontestablement plus sévère que celui qui le précédait. On a payé cher la suppression de la peine de mort (12 condamnés à perpétuité en 1980, 53 vingt ans plus tard). Pour des faits identiques, la durée moyenne de détention a doublé depuis 1980. Première conséquence : le nombre de prisonniers de plus de 60 ans a été multiplié par cinq.

La perpétuité « réelle », c’est-à-dire incompressible, sans libération conditionnelle possible, a été introduite en France contre les meurtriers d’enfants par la loi du 1er février 1994 (dite loi Méhaignerie).

Il existait déjà en France 185 prisons, ce qui est beaucoup par rapport à la moyenne européenne. Aux Pays-Bas, les députés avaient très sagement voté un numerus clausus carcéral, évitant ainsi la surpopulation des cellules et l’escalade de la violence individuelle contre la violence institutionnelle. En France, on construit trente nouvelles prisons dont huit pour les mineurs (il s’agit bien de prisons et non de « centres fermés » sur lesquels nous reviendrons). Les 13 200 places créées seront occupées, c’est la loi d’appel du vide, mais les prisons vétustes resteront aussi surchargées que misérables. Les cellules de ces bâtiments nouveaux confiés au secteur privé devront absolument être toujours pleines, c’est le but de toute hôtellerie. Voilà pourquoi elles sont dangereuses : quand des opérateurs privés construisent des établissements pénitentiaires, ils misent sur le développement de la délinquance.

 

Si les prisons sont si pleines, n’est-ce pas parce que la délinquance augmente ?

Pour ce qui est des « grands crimes », ceux jugés aux assises, on constate une baisse des meurtres et assassinats ; en revanche, depuis le milieu des années 80, les condamnations pour viols (et non pas forcément les viols, même si c’est une hypothèse envisageable) sont en augmentation constante.

Le vol simple, le cambriolage, le recel sont en chute dans les statistiques du ministère de la Justice. En fait, c’est bien ce qu’on appelle la petite délinquance qui de nos jours désempare le commun des mortels. Elle augmente en effet et le gouvernement s’en émeut : on a annoncé à grand renfort de presse que le fraudeur de métro récidiviste ferait de la prison ferme.

Si le gouvernement formé en 2002 a immédiatement annoncé pour les jeunes de 13 à 18 ans la construction de prisons et de maisons de redressement (appelées centres fermés), c’est que les dossiers avaient été minutieusement préparés par la gauche.

Quand on pense au jeune délinquant, on le voit volontiers arracher le sac à main d’une vieille dame. Mais on constate en fait une augmentation certaine des coups et blessures (en particulier lors de « bastons » menées collectivement), des viols à plusieurs et de la vente de drogue.

La principale innovation du ministère Perben, c’est l’abaissement de l’âge de la majorité pénale qui passe de 13 à 10 ans (10 ans !). Conséquence immédiate : l’abaissement de l’âge de la délinquance. On sait, dans les milieux de la justice et de la police, que des parents envoient des enfants qui justement ne peuvent être gardés en prison faire les poches des imprudents. Ils enverront désormais des enfants plus jeunes, voilà tout.

La chancellerie dit vouloir garder les quartiers pour mineurs dans les prisons d’adultes pour ceux faisant preuve d’une « très grande dangerosité », en clair pour les fugueurs des maisons de correction rénovées. La loi du 9 septembre 2002 prévoit l’incarcération dès 13 ans de ceux qui ne se soumettront pas au règlement des centres fermés. On s’en serait douté.

Comment faire avec les jeunes délinquants ? Nous n’en savons rien (on pourrait commencer par les interroger). Mais on sait comment accroître leur colère, rendre les adolescents bien plus violents, les pousser au pire : on rouvre les maisons de correction. Les centres éducatifs fermés pour les jeunes à partir de 13 ans sont « des établissements publics ou privés habilités [...] dans lesquels les mineurs sont placés en application d’un contrôle judiciaire ou d’un sursis avec mise à l’épreuve [...]. La violation des obligations auxquelles le mineur est astreint [...] peut entraîner le placement en détention provisoire ou l’emprisonnement du mineur. »

La loi prévoit également l’instauration d’une procédure de jugement rapide « à délai rapproché » et les professionnels de s’inquiéter de ce que ces jugements aussi capitaux pour la vie des enfants ne s’appuient que sur des actes de police.

Les historiens ont été renversés de l’amnésie de nos gouvernants. Tous ceux qui ont étudié l’histoire des maisons de redressement savent combien elles ont généré chez ceux qui y sont passés de la pure barbarie. L’enfermement est en soi une violence. Il ne peut qu’engendrer un sentiment de révolte.

Vouloir « protéger les jeunes d’eux-mêmes » est un aveu : en eux se tapit un ennemi à abattre. Les experts en bonne éducation pensent comme des huîtres et en restent à ce degré zéro de la pensée : respect de l’autorité, discipline, menaces et punition.

L’idée que certains puissent élever un enfant jusqu’à lui-même sans jamais le punir ne les effleure pas ; qu’on puisse s’adresser à lui, éventuellement lui faire des reproches sur le ton qu’on prendrait avec un ami très cher pour lui parler de quelque chose qui ne va pas appartient à un autre monde ; qu’on ait à cœur de lui présenter ses excuses quand on s’est laissé aller aux invectives leur semble niais. Ils ne voient même pas ce qui crève les yeux : l’obéissance à la loi, c’est ce que les jeunes connaissent le mieux ; dans les centres fermés comme dans les rues, ce sont les chefs de bande qui la leur font intégrer. C’est d’être uniques qu’ils ont besoin. Un enfant qui se structure dans l’enfermement n’aura d’autre repère que l’enfermement et de cesse que de retourner entre les quatre hauts murs.

Les adolescents jetés dans les prisons et les centres fermés seront condamnés à être privés d’amour, ils n’auront même pas les bras d’une petite copine pour les consoler et, qui sait, leur apprendre à se laisser aller à un peu de douceur (quant aux jeunes homosexuels et homosexuelles, nous n’osons penser à la rééducation et aux équipes soignantes qu’ils et elles devront affronter). De toute façon, sous la férule de gens payés pour les surveiller, entourés de seuls camarades partageant la même misère sexuelle, tous vivront une puberté bien tordue, une « sexualité de taulard ».

Le discours sécuritaire sème le vent. Il récoltera des tempêtes sur des incendies.

 

La France actuelle rêve de la « tolérance zéro » à l’américaine. La population incarcérée aux États-Unis a augmenté de 80 % de 1990 à 2000. Plus cette répression se durcit et plus la criminalité augmente. Les États-Unis restent attachés aux exécutions capitales malgré la forte mobilisation d’une minorité américaine qui se bat pour que disparaisse ce symbole de la vengeance. 71 hommes et femmes, sains d’esprit ou reconnus malades mentaux, ont été exécutés en 2002. En réalité 3 581 individus avaient été condamnés à mort cette même année dont 74 âgés de 17 ans ou moins (quinze ou seize ans !).

Les États-Unis restent le modèle des cow-boys du monde entier. Bientôt, pour les petits délits, l’Europe connaîtra le pilori remis au goût du jour Outre-Atlantique sous forme de déambulations dans la ville avec une pancarte où est inscrit le motif de la condamnation. C’est aussi là-bas que très officiellement il y a beaucoup plus de malades mentaux dans les prisons que dans les hôpitaux psychiatriques. Le sens de l’Histoire...

Mais face à cette dérive qui guette l’Europe, comment ont réagi les pouvoirs publics ? On condamne à d’interminables peines de prison de grands délirants, des malades qui comparaissent devant le tribunal bourrés de neuroleptiques. Comment est-ce possible ? Dans le Code pénal d’avant 1993, l’ancien article 64 permettait de considérer un malade mental comme irresponsable sur le plan pénal. Dans le nouveau Code, le second alinéa de l’article 122-1 stipule que l’auteur d’une infraction est désormais punissable même s’il est atteint de graves troubles psychiques, « toutefois la juridiction tient compte de cette circonstance lorsqu’elle détermine la peine et en fixe le régime ». Dans l’esprit du législateur, cette phrase permettait donc d’accorder des circonstances atténuantes. Or c’est exactement l’inverse qui se produit ; aux yeux des jurés et des juges, la maladie devient circonstance aggravante et les peines sont bien plus lourdes pour ceux qui en souffrent.

Mais tout s’arrange. La loi Perben (art. 48) permet l’hospitalisation avec ou sans consentement des détenus atteints de troubles mentaux ou psychiques. Sont donc en voie d’être créées, au sein des hôpitaux psychiatriques, des unités spécifiques pour des détenus, lesquels seront hospitalisés d’office par la préfecture, ce qui permet de contourner les dispositions européennes qui, tirant les leçons de ce qui s’était passé contre les dissidents en URSS, interdisent le soin forcé en prison.

 

 

 


Peines de substitution : « Mieux c’est, pire c’est. »

Autres temps, autres mœurs. On fera peut-être plus désastreux qu’avant, mais pas à l’identique. Ce que veut le peuple, ce n’est pas la prison, c’est la punition. Pratiquement personne ne s’oppose à la suppression des peines d’enfermement pourvu seulement qu’elles soient remplacées par « autre chose de mieux ». Pour les jeunes et vieux branchés, l’abolition des prisons va dans le sens de la modernité, il ne faudrait pas rater ça.

Les peines prévues aujourd’hui en alternative à la prison ne sont proposées qu’en cas de petit délit. Contentons-nous d’en dresser brièvement la courte liste.

Les amendes ne sont pas une solution de rechange à l’incarcération puisqu’elles sont une peine de simple police exigée en cas de contravention ne relevant justement pas des tribunaux.

Avant même la sentence, le juge a la possibilité de demander un contrôle judiciaire à caractère socio-éducatif. Les prévenus qui s’y soumettent se présentent libres à l’audience, ce qui est un indéniable avantage leur permettant neuf fois sur dix d’échapper à la prison. La généralisation des procédures rapides telles que les comparutions immédiates ont fait tomber en vingt ans de 140 000 à 70 000 le nombre de personnes sous contrôle judiciaire.

La plus appréciée des solutions permettant à quelqu’un d’échapper à la détention est le sursis.

Lorsqu’il y a ajournement de peine avec mise à l’épreuve, le juge se prononce sur la culpabilité du prévenu, mais remet sa décision à plus tard quant à la peine. Aura su y faire celui qui aura réparé le dommage causé ou montré sa bonne volonté en entreprenant par exemple une cure de désintoxication.

L’idée du travail d’intérêt général séduit beaucoup de gens. En général, il s’agit de simples corvées infligées comme pénitences. Pas le bagne, pas les mines de sel, mais un travail forcé et donc en soi quelque chose qui se veut pénible et, de toute façon, une humiliation. Évidemment, lorsqu’on propose à quelqu’un de servir gratuitement ou d’aller en taule, c’est mieux que de l’incarcérer sans discussion, mais parler de choix est un abus de langage.

Dernier gadget sorti : le bracelet électronique. Le placement sous surveillance électronique consiste, sur décision de justice, à contrôler à distance les allées et venues d’un individu portant un bracelet relié par un modem à un ordinateur central qui enregistre et signale toute infraction aux règles des seuls parcours autorisés.

Si les juges restent réservés quant à cette surveillance qui pourrait être sujette à quelques pannes plus ou moins machinées, d’autres braves gens voient très bien quel intérêt présenterait le fameux gadget : ceux en charge de tout le contrôle social. Oh ! bien sûr, on « respectera la liberté individuelle » et « c’est pour son bien » qu’on proposera à un alcoolique d’accepter le port du bracelet lui interdisant l’entrée des cafés, à un adolescent de se garder d’approcher des centres commerciaux.

Bien dans l’air du temps, la dernière solution de rechange quant à l’emprisonnement se met en place sous la forme d’établissements pour peines aménagées (EPA). Ce sont des prisons sans barreaux, entre centres de détention et foyers de semi-liberté. Ils sont destinés aux condamnés à une courte peine ou aux autres quand ils parviennent à la toute fin de leur parcours carcéral.

Un peu à part, car ne faisant pas encore officiellement partie des peines prévues par la loi française, les shame sanctions ou « peines de la honte » obligeant par exemple – nous y avons fait allusion plus haut – le délinquant à porter dans les rues un écriteau où est inscrit sa faute. Ce type de châtiment risque de plaire beaucoup d’ici peu parce qu’il est blessant, c’est-à-dire qu’il repose sur l’idée que c’est à chacun d’avoir un regard qui blesse le puni ; le premier venu est appelé personnellement à se désolidariser en public du supposé coupable, ayant ainsi l’occasion de montrer à tous sa vertu. Ces peines ne pourront qu’exacerber la haine de la part de ceux qui en seront victimes : ce ne sera plus seulement l’institution qui sera taxée de violence mais « l’homme de la rue », et ce fort judicieusement.

Avant de poursuivre, disons-le tout net, ces peines prétendument « de substitution » ne sont pas, comme on a essayé de nous le faire accroire, une alternative à la prison. Elles se surajoutent à l’arsenal répressif actuel et ne remplacent rien. Elles sanctionnent des faits ou des attitudes qui, jusque-là, ne valaient quand même pas la prison.

Par ailleurs elles vont toujours dans le sens d’un contrôle social accru en emprisonnant dehors ceux qu’on veut réprimer. Car le contrôle est bien le propre de l’emprisonnement (surveillance de l’espace, du temps, des occupations, des fréquentations). Les peines privatives de liberté n’ont pas besoin de quatre murs pour enfermer quelqu’un. D’autant qu’elles s’accompagnent les unes et les autres de diverses mesures toutes chargées de menaces.

 

Mais que font donc les modernes ? On peut fort bien sortir de prison 80 % des détenus sans alarme ni scandale : le bracelet électronique serait effectivement utilisé comme initialement prévu pour les prévenus en détention provisoire avant leur jugement ; les toxicomanes qui causent tant de difficultés aux surveillants seraient envoyés dans des lieux de soins ; nous avons vu que les autorités compétentes estimaient à un tiers de la population carcérale les malades mentaux, ce ne serait sans doute pas un luxe inutile d’en remettre au moins une bonne moitié entre les mains des psychiatres ; cela ne choquerait pas grand monde si les malades en fin de vie étaient graciés ; les étrangers n’ayant commis aucune autre infraction que d’être en situation administrative irrégulière encombrent étonnamment les prisons et, sur ce terrain, même au ministère de l’Intérieur, on s’accorde à voir dans la détention la réponse la plus déphasée possible au problème posé ; quant aux petits délits, on sait que l’opinion publique est très favorable au travail d’intérêt général.

Ainsi le contribuable, s’il savait qu’un condamné à un an coûte 22 630 euros (et 60 513 détenus ?) accepterait, d’un bon cœur avisé, la libération de quatre cinquièmes des détenus – à condition qu’ils soient punis sévèrement mais autrement que par l’incarcération – pourvu que le dernier cinquième, les « vrais criminels », ne sorte jamais.

Pour eux on peut craindre le pire.

Boucs émissaires, symboles, ces captifs-là canaliseraient la haine de tous, toutefois cette haine serait supposée rationnelle puisque les 20 % qui resteraient seraient enfermés sous l’étiquette d’individus dangereux. Toute la question est de savoir ce qu’est un individu dangereux. Et c’est toujours une question de contexte bien entendu. La petite délinquance est la conséquence immédiate de modes de vie imposés par une politique économique donnée, mais en France chaque grand crime demeure la résultante d’une combinaison de hasards. Les circonstances, l’âge, les conditions de vie, l’état de dépression qu’on traverse, tout se conjugue à un instant x pour que se produise un drame qui aurait pu ne jamais arriver, qui n’arrivera plus. Il est déraisonnable de considérer comme dangereux quelqu’un qui jamais ne récidivera.

Si un homme ou une femme apparaît comme « à bout », « prêt à faire une bêtise », infiniment désespéré ou montrant qu’il ne peut plus concevoir les choses qu’à travers la colère, il y a tout lieu de croire qu’il peut être dangereux, en particulier pour lui-même. Mais la loi, croit-on, ne permet pas de sanctionner ce genre de virtualité. Or quand un homme emprisonné est dans ce même état, on trouve normal de le sur-condamner au pire (dans des établissements de haute sécurité) et sans aménagement de peine possible sous prétexte qu’il est « capable du fait ».

Mieux encore : en prison, les absurdités, la surveillance, les outrages et humiliations ne peuvent que rendre furieux les hommes en cage. C’est parce qu’ils sont incarcérés qu’ils sont considérés comme dangereux. Sous prétexte de cette dangerosité, on ne veut plus les libérer.

Un être dangereux en soi n’existe pas. Un homme violent ou énervé, oui on en connaît tous. Mais un homme dangereux... ? Les plus grands assassins ne se font pas remarquer. Nous vivons près de criminels potentiels à qui ne manque que l’occasion (qui vraisemblablement ne se présentera jamais).

La prison destinée aux « individus dangereux » sera donc d’une cruauté extrême et cependant on voit encore poindre une ultime alternative, la psychiatrisation. On prend prétexte des psychopathes les plus déments pour décréter que tout meurtrier a besoin de se faire traiter. Car il n’est pas humain de tuer son prochain.

Avec l’injonction de soins, on a facilement réglé le problème pour les délinquants sexuels. La castration et la lobotomie, quand elles peuvent se passer de chirurgie, ont très bonne presse dans le public. Tant qu’il s’agit de pilules ou de piqûres, on est dans le lisse, le doux, le bénin. Ce n’est manifestement pas que le désir sexuel qu’on lui coupe, mais tout désir, et avant tout celui de vivre. Sa panique face à l’existence de zoophyte qui lui est proposée comme « la » solution ne dure pas. Très vite, son indifférence laquée à tout chagrin, le sien et celui de ses proches, va lui permettre de glisser convenablement dans l’obésité et la débilité mentale attendues. Et tout le monde trouve ça bien.

Avant qu’on ne les « soigne », les grands délinquants sexuels ou les meurtriers atypiques passent devant des experts en psychiatrie qui dictent aux juges et aux jurés la peine qu’il convient d’infliger. Souvent ils n’ont jamais vu le prévenu. C’est dans le cas patent d’erreur judiciaire reconnue que le côté grossier de ces bouffonneries pourrait éclater au grand jour. Mais lorsque par miracle un innocent est innocenté, personne n’a la curiosité de revoir ces fameuses expertises qui l’avaient fait scientifiquement condamner.

Les psychothérapies en prison sont rares, très superficielles. Infiniment peu de détenus se sentent assez en sécurité avec un psy pour lui déballer ce qui pourrait bien les faire passer pour « encore pires » ou « plus faibles » que l’administration ne l’imagine. Les propos sont mesurés à l’aune de la bonne impression de sincérité qu’on espère donner.

Ce qui tenterait les penseurs de la criminalité influencés par des films de pure propagande en provenance des pays anglo-saxons, plutôt que la psychanalyse, c’est le behaviorisme. Fondé sur la récompense et la sanction, il réconcilie le public avec cette bonne vieille idée qu’on peut corriger quelqu’un, le redresser, le dresser. Ces camps de rééducation ont un passé et un bel avenir. On inculque aux délinquants les vraies valeurs, la soumission à la hiérarchie, le goût de l’effort, le courage physique. Et les juges nioulouques de rêver d’envoyer tous les voyous s’y refaire une bonne mentalité.

On ne peut évoquer les voies de modernisation du châtiment pénal sans s’arrêter un instant sur les PEP, projets d’exécution des peines. Ils sont apparus en 1996, il s’agit d’un « projet commun à l’ensemble des intervenants en milieu pénitentiaire, permettant de signifier au condamné ce que l’institution attend de lui ». Le détenu est censé se fixer des objectifs et s’engager par contrat à les respecter. Les étapes en sont fixées dans un livret qui le suit d’établissement en établissement. S’il obtient de bonnes notes, ce ne peut qu’être un signe de sa volonté de réinsertion. S’il ne s’en sort pas, ce sera absolument de sa faute. Au moins l’administration pénitentiaire aura tout fait pour qu’il puisse rentabiliser son temps de prison ! En prison comme dehors, contre toute évidence, il faut s’affirmer pleinement libre. Les projets d’exécution des peines instituent une solidarité entre le détenu et l’administration pénitentiaire. On attend du prisonnier une entière collaboration. Il donne ainsi pleinement raison à l’institution. Le condamné doit faire sien le jugement qu’a prononcé contre lui la Société, s’y rallier de toute sa bonne volonté. On imagine sans peine la tragédie que vit la victime d’une erreur judiciaire. Bien peu de détenus auront le courage de ne pas signer le PEP, en alléguant fort justement qu’un contrat n’est valable que s’il est passé sans contrainte. De toute façon, seront élargis plus tôt comme déjà aujourd’hui ceux qui ont une bonne tête, qui savent argumenter, sourire, les moins mal élevés, ceux qui possèdent à l’extérieur un capital relationnel, bref, les nantis. Les PEP sont censés « resocialiser » les détenus. L’administration pénitentiaire attend d’eux qu’ils se convertissent aux normes socioculturelles des citoyens convenables. Mais il se trouve que le délinquant est celui qui a refusé une organisation sociale qu’il juge lui être défavorable. L’asocial vit avec d’autres asociaux, c’est son milieu (et parfois « le milieu »).

Le projet d’exécution des peines prévu pour la durée de la détention va trouver tout naturellement dehors son prolongement par le suivi socio-judiciaire institué par la loi du 17 juin 1998 visant les délinquants sexuels (du moins dans un premier temps). Cette mesure est une peine qui peut être prononcée par le tribunal en plus de la peine de prison. À leur libération, les délinquants sexuels doivent accepter de se plier régulièrement à divers contrôles sociaux et policiers et répondre surtout à « l’injonction de soins » qui leur a été signifiée.

Quand il s’agit, à la sortie de prison, d’une psychothérapie, il est juste un peu saugrenu d’imaginer qu’un juge condamne quelqu’un à établir une relation de confiance avec un soignant ; mais lorsqu’il s’agit d’une chimiothérapie imposée par des psychiatres peu enclins à se voir rendus responsables d’une éventuelle récidive, on peut être certain que le soigné aura droit aux doses les plus monstrueuses possibles de neuroleptiques. Et à vie.

Les condamnations les plus inquiétantes vont se diluer dans la vie de chaque jour. Il est d’autant plus clair que s’attaquer à la prison ne suffit pas. C’est le châtiment en tant que tel qui doit faire l’objet de toute notre méfiance et d’une surveillance organisée.

 

 

 


La punition ne sert à rien, elle est pernicieuse

A) Elle est inutile

Les juristes reconnaissent à la peine cinq fonctions : rétribution, intimidation, exemplarité, amendement et élimination ou neutralisation temporaire.

a) La rétribution

Le sens premier (mais dernier sans doute aussi) est religieux : les bons sont récompensés, les méchants sont punis. Qu’est-ce qui est bien ? Soit ce que veut Dieu, soit Dieu n’existe pas et c’est l’homme qui décide de ce qui est bien ou mal en fonction des civilisations où il évolue. Au mépris de tout bon sens, la rétribution est l’affirmation que dans cette vie le méchant est puni et l’homme bon au tableau d’honneur.

On ne punit qu’un inférieur, celui que l’on veut placer en situation d’infériorité : l’enfant, le subalterne, l’esclave ou l’animal. Un accusé est toujours traité en inférieur. D’autant que c’est un pauvre (quand l’inculpé est riche, le pays est sens dessus dessous, « c’est à n’y rien comprendre »), le pauvre n’a pas de mots pour expliquer, se défendre. Le vol est incomparablement plus répandu et plus coûteux pour la société dans les hautes sphères des affaires et de la finance ; ces détournements ingénieux ne scandalisent pas grand monde. Le vol comme le meurtre sont très admirés quand ils sont bien faits ; ce qui reste choquant pour la morale, c’est en fait le côté trivial de la délinquance.

Mais il est vrai que l’homme craint d’être tué. Nous vivons à la merci de tous ceux qui nous entourent, au xxie siècle comme aux temps les plus reculés de la préhistoire. De toutes les espèces, l’espèce humaine est la seule à s’entretuer de façon de plus en plus aléatoire au fur et à mesure qu’elle évolue. Mais il nous reste heureusement quelque chose des grands singes et c’est ce qui nous protège en temps de paix de trop d’homicides. Il y en a quelques-uns pourtant. La police, en particulier au service des disparitions, sait fort bien que de nombreux crimes de sang, souvent commis par des proches de la victime, restent impunis. Le crime parfait existe.

Sans parler du quidam outré de s’être fait cambrioler qui n’hésite pas un instant à « rouler » aussitôt sa compagnie d’assurances ; mais voleur, lui ? Comme le larron entré chez lui, il estime que « voler les riches », c’est se rendre justice.

La criminalité réelle est tellement plus importante que la criminalité réprimée qu’on peut se demander à quels naïfs s’adressent les représentations que sont les procès et les prisons.

« Crime : en Droit, infraction que les lois punissent d’une peine afflictive ou infamante. » (Petit Robert). En soi, le crime n’existe pas. Infiniment plus d’agressions que celles qui sont passibles des tribunaux détruisent nos vies. Mais cela rassure de « tenir le coupable ». Ni plus ni moins que dans certaines tribus, dites primitives, où l’on va réclamer dans une peuplade voisine le prix du sang pour celui qui, mort de maladie, n’a pu qu’être « envoûté ». Question de croyance.

La question pour un citoyen n’est pas de savoir où sont le bien et le mal, à plus forte raison ce que ces mots signifient, mais de se plier aux lois. Pour le Droit, les consciences individuelles et leurs alarmes n’ont pas la plus petite importance. Le Droit est une convention fragile qui ne repose que sur la seule volonté de tous d’obéir (par commodité). Une société ne peut survivre sans cette soumission. Lois antisémites d’une époque, loi Gayssot d’une autre : libre à certains de les trouver scélérates, mais les transgresser entraîne un châtiment aux pénibles effets.

Seulement voilà : l’auteur d’un délit ou d’un crime a souvent dû choisir entre deux lois : un jeune ne peut se permettre de braver les lois sexistes de son clan sans en subir les conséquences, une punition sévère : il doit participer à la « tournante » ou à une « expédition punitive contre des pédés ». Refuser, c’est être un insoumis, ce qui entraîne forcément des suites fâcheuses. Normal. La loi au-dessus des lois est celle de l’État et personne n’essaie de nous faire avaler que c’est la meilleure, on tente simplement de nous montrer qu’elle dispose de moyens de coercition plus étendus et plus impitoyables que ceux des autres brutes. Mais cela devrait quand même faire s’interroger ceux qui voient dans la sanction une exigence de la rétribution.

« On ne peut quand même pas laisser libres d’agir les criminels ». Répétons que la grande majorité d’entre eux ne sont jamais arrêtés ni punis et que les criminels, un jour ou l’autre, retrouvent leur liberté. La question pourrait prendre un autre sens si l’on se demandait comment empêcher de nuire un individu dangereux. A priori on ne voit pas pourquoi celui qui aurait commis telle action serait plus dangereux que celui qui ne l’aurait pas encore commise, c’est-à-dire n’importe qui. Nous avons déjà dit plus haut qu’un individu ne devenait dangereux que dans un certain contexte ; nous pouvons tous l’être. C’est sur les situations que nous pouvons intervenir, pas sur « celui qui a agi », et à plus forte raison pas sur « celui qui n’a pas encore agi ».

« Et les tueurs en série ? » L’expression même laisse supposer qu’on range dans cette catégorie des tueurs (non professionnels) agissant mécaniquement, or non seulement les assassins qui répètent leurs crimes sont rarissimes mais chacun de ces homicides est unique et affolant pour son auteur (c’est le public qui tient à faire de lui un homme machine). Mais admettons qu’on puisse de loin en loin trouver des meurtriers « prêts à recommencer ». Les plombiers cannibales existent et aussi les siamois et autres monstres. La tératologie nous enseigne ceci : que rien n’est plus rare qu’une rareté. Face à un couple siamois, à un hermaphrodite, que faire sinon inventer des rapports différents ?

Punir celui qui a tué, c’est seulement lui montrer notre colère (éventuellement le tuer), notre agressivité épouse la sienne. Et il ne sert à rien de s’abaisser chaque fois jusqu’à ce degré de notre misère.

L’indignation n’est pas la même face à la délinquance courante où c’est notre impuissance qui nous désespère. Pourtant, en ce domaine, on peut justement agir politiquement (agir dans la cité). Nous savons fort bien que le voleur préférerait être marchand de biens ou présentateur de télévision et que la délinquance augmente en fonction non de la pauvreté mais de l’écart grandissant entre pauvres et riches. Dans ce cas, ce n’est plus tant l’envie qui anime le voleur que la rébellion.

La plupart des jeunes ignorent comment se sortir de cette vie couleur de béton. À quinze ans, la détresse suinte déjà de chaque souvenir. Se mettre en rupture de ban permet juste de connaître quelques rares instants la fierté
d’avoir su dire non à une vie trop moche. Parfois il n’y a même pas eu de rage, seulement un commencement de chagrin.

Des juges souhaiteraient pouvoir condamner le crime sans condamner son malheureux auteur, mais ils ne sauraient se cacher que le blâme en lui-même est déjà violent dès lors que quelqu’un est accusé d’avoir commis un délit ou une erreur. Dans l’état actuel des choses, le procès est toujours une cérémonie de dégradation, il vous couvre d’opprobre quand bien même vous seriez relaxé à la fin des débats.

Chacun fait ce qu’il peut à un moment donné. Ce qu’il peut dépend de l’estime qu’il a de lui-même. Rien n’est plus urgent que de lui rendre cette estime, et au prix fort. Avant de condamner. Avant de juger. Avant d’accuser. Avant toute autre chose.

b) L’intimidation

On ne peut nier que la peur du gendarme influence certains comportements (sur la route par exemple), mais le châtiment ne fait peur qu’à ceux qu’on intimide facilement, ceux qui sur des rails ne risquent pas de s’écarter du bon chemin. Plus le châtiment est lourd plus on est censé s’effrayer, être révulsé. Or au long des siècles, on chercha à tremper un doigt ou des linges dans le sang des suppliciés. En France on dut supprimer les exécutions publiques en 1939 tant le sang des guillotinés déchaînait de scènes d’hystérie collective étrangement plus proches de l’amour que du ressentiment espéré.

c) L’exemplarité

Pour les voleurs, les escrocs, les faux-monnayeurs, la prison représente le risque professionnel. Les métiers périlleux comme ceux de pêcheur ou de mineur n’ont jamais été en mal de main d’œuvre ; tout au contraire ils exercent un fort pouvoir de séduction et un réel attachement de la part de ceux qui les ont embrassés.

Ceux qui ne se laissent pas intimider, les « délinquants » revendiquent leur entrée en prison comme l’intronisation dans le monde des durs. Bien sûr, c’est souvent de la frime. Mais, dans les milieux de la délinquance, c’est une question de dignité que de savoir se montrer beau perdant. Chez les petits loulous, il est bien vu de jurer « La zonzon ne me fait pas peur, à moi », même si la première nuit en maison d’arrêt on claque des dents et qu’on sent pâlir ses reins. Devant ses admirateurs – l’exemplarité ne jouant que dans ce sens –, celui qu’on a libéré tire la leçon de son incarcération en affirmant : « On va me le payer ! »

d) L’amendement

Des naïfs semblent attendre de la prison que le détenu réfléchisse et regrette ce qu’il a fait. Sauf dans ces cas tout à fait exceptionnels, quand il y a mort d’enfant ou de l’être aimé par exemple, le remords est rarissime et l’on peut supposer qu’il serait identique si l’auteur d’un tel acte n’avait pas été arrêté.

Le repentir est lié à une faute. Mais ce qui est faute à ses propres yeux n’a que très exceptionnellement à voir avec la Loi. Le regret qu’éprouve un détenu c’est le plus souvent celui de s’être fait prendre ou d’avoir manqué une affaire en or. Quant à celui qu’on exige de lui au moment du procès, il ne s’agit que de déculpabiliser juges et jurés en validant l’acte d’accusation.

e) L’élimination

De toutes les fonctions de la peine de prison, c’est la seule qui remporte encore les faveurs d’une bonne partie de la population.

Bien des gens seraient d’accord pour faire disparaître les gêneurs et autres fauteurs de troubles, mais « sans leur faire de mal ». Comment pourrait-on imaginer « ne faire aucun mal » à des hommes qu’on prive de liberté, qu’on sépare des êtres par lesquels ils vivent, qu’on coupe de leur passé et de leur avenir ?

« Pendant qu’ils sont enfermés, au moins on a la paix ! » Mais enfin environ 70 000 malfaiteurs sont libérés chaque année. Finalement la question est bien celle-ci : faut-il les laisser sortir ?

 

B) Punir est dangereux

N’importe quel tueur voit bien en prison que la vie d’un homme ne vaut strictement rien. « Mais cette punition, ils l’ont méritée ! » La manière dont on punit autrui révèle toujours jusqu’à quel degré de cruauté on peut descendre. Il serait vain de penser contre ce monde, nous n’y respirons mieux qu’en pensant autrement.

Car on peut concevoir la vie autrement. Nous avons déjà dit que dans certaines familles, il était exclu d’abaisser son enfant par le châtiment, la sanction, la menace, la punition qui sont les armes de celui qui se veut le plus fort contre le faible et ne font passer de génération en génération qu’une chose, le goût pervers des auto-flagellations ou le désir de punir. Bien sûr cela suppose qu’on sache dire non et reprendre l’enfant aimé sans le blesser ; rares sont les parents qui en sont capables.

Un enfant qui n’a jamais connu la clémence lorsqu’il a fait une bêtise n’éprouvera aucune pitié face à ses victimes. De la même façon, celui qui aura été condamné froidement à une peine sévère pour un hold-up n’hésitera pas à tuer tout aussi froidement lors d’un prochain braquage.

La prison appelle la récidive parce qu’elle jette dehors des gens désaxés, miséreux, perdus pour tous, mais aussi parce que beaucoup de délinquants « se sont installés » en taule, que celle-ci est devenue le lieu où ils ont échafaudé comme ils ont pu leur personnalité de « mauvais garçon », qu’elle est l’unique refuge de leur chienne de vie.

 

Lorsqu’on punit, on veut faire expier à quelqu’un sa faute. La douleur infligée au coupable est censée rétablir un équilibre : il faut contrebalancer le crime par une souffrance équivalente. Quelle idée ! À ce compte-là, il serait juste de vitrioler cette femme qui a vitriolé sa rivale, juste de violer l’homme qui a violé.

Ce serait juste mais cruel et imbécile. Pourquoi librement agirions-nous en scélérats au nom de la Justice ? Il est aberrant de penser qu’un mal compense ou annule un autre mal. Il le multiplie. Il touche le coupable, mais aussi tous ses proches.

Quand on fait du mal à quelqu’un, il devient une victime. Les détenus sont tous des victimes, pas « victimes innocentes », mais qu’on le veuille ou non, victimes.

Rares sont ceux, athées ou croyants qui voient dans la justice autre chose que le salaire des bons et des méchants : la possibilité d’une réparation et d’une réconciliation.

 

 

 


Pistes abolitionnistes

Les abolitionnistes ont lutté contre l’impossible, l’esclavage, la peine de mort. Combat utopique et perdu d’avance puisque l’esclavage comme la punition par la mort avaient existé de tout temps et devaient donc, comme la soumission des femmes et des enfants, comme la maladie et les infirmités, de tout temps exister. D’autres abolitionnistes (ou les mêmes) ont engagé le combat contre la prison. On leur oppose indéfiniment cette même résignation : oui, incarcérer est un peu navrant, un peu barbare, mais il n’y a pas moyen de faire autrement.

On soupçonne les abolitionnistes d’angélisme. Mais n’est-ce pas plutôt de l’autre côté qu’est l’angélisme, quand on s’imagine que la prison peut permettre à la Société de se protéger de la délinquance en amendant les détenus ?

Dans ce beau printemps de mai 68 qui dura une dizaine d’années, on a réfléchi beaucoup et l’on s’est interrogé sur le bien-fondé de l’incarcération. On passa aux actes. Aux Pays-Bas, en 1970, seulement 35 condamnations de trois ans ou plus ont été prononcées ; 49 personnes accusées d’homicide ont été condamnées à des peines de moins de trois ans ! (Cf. Criminal Justice in the Netherlands, Louk Hulsman, Delta 1974).

Au cours des années 90 où culmine la sauvagerie officielle, dans presque toutes les contrées du monde, la population carcérale a augmenté de 20 % et d’au moins 40 % dans la moitié des pays. À deux exceptions près : la Suède qui maintient le cap vers la baisse depuis 1997 et surtout la Finlande, seul État du monde à avoir enregistré une baisse constante des incarcérations tout au long de ces quinze dernières années. Sur 100 000 habitants, 700 sont en prison aux États-Unis, 54 en Finlande ; certes la délinquance est moindre en Finlande mais si l’on compare à des pays comparables en ce domaine, on voit qu’il y a cinq fois plus de détenus en Lettonie, Lituanie ou Estonie. Il y a en Finlande une volonté politique forte, qui s’est enracinée du temps du communisme en URSS, d’échapper à la violence d’un État policier. De 1970 à 2000, les pénalistes finlandais ont multiplié les études et recherches sur le coût de la prison, ses résultats et le poids néfaste du châtiment sur la culture et le bien-être d’un pays. Au vu des résultats, ils ont choisi d’éviter l’incarcération dans toute la mesure du possible.

 

Jusqu’au xvie siècle, pour cicatriser les plaies, on y versait un pot d’huile bouillante. Ambroise Paré osa faire autrement. Depuis lors, on ligature, on recoud, on répare. En eût-on juste gagné de la souffrance en moins que cela en aurait valu la peine. Mais il se trouve aussi que c’était plus efficace, qu’on y courait moins de risques d’abîmer à jamais les chairs autour de la blessure.

Malgré la période sinistre que nous traversons et parfois à cause d’elle, l’idée d’abolition pure et simple fait son chemin. Au moins deux angles d’attaque sont actuellement envisagés.

 

A) Suppression de la prison

Les abolitionnistes modérés – une petite minorité qu’on retrouve en particulier chez des juges – estiment qu’on peut encourager tout ce qui peut faire tomber en désuétude la prison ; par les peines de substitution, on pourrait restreindre au maximum les incarcérations. La fermeture des prisons serait, selon eux, inéluctable vu leur forme misérablement anachronique au xxie siècle. Ils pensent que, pour commencer, réduire le temps des peines est le meilleur moyen d’évacuer le maximum des détenus n’ayant pu bénéficier de peines de substitution.

C’est une démarche logique : puisque la peine de mort a été supprimée, il faut aussi – et exactement pour les mêmes raisons – supprimer l’autre élimination physique qu’est la prison à vie. Ainsi en Norvège, en Espagne, au Portugal, à Chypre, en Slovénie, en Croatie a-t-on aboli la peine de perpétuité. Mais le temps n’est pas qu’une durée, il est la substance de la vie. On ne vit pas une peine de trois ans de prison de la même manière quand on est condamné par la médecine à mourir à court terme et quand on jouit d’une bonne santé. La suppression de la peine perpétuelle est une solution bancale. D’autant que si elle était abolie, on courrait assurément le risque de voir flamber les peines de 30 ou 20 ans incompressibles.

 

B) Suppression du système pénal

Un congrès abolitionniste, l’ICOPA, rassemblant criminologues et juristes du monde entier se réunit tous les deux ans depuis 1983 ; à la suite des idées développées au congrès d’Amsterdam en 1985, l’ICOPA, International Conference on Prison Abolition, décida de s’appeler désormais International Conference on Penal Abolition (Congrès international pour l’abolition du système pénal) : il était clairement apparu qu’il ne servait à rien de lutter contre la prison tant que dureraient le système pénal et la volonté de punir.

Les abolitionnistes proposent de remplacer la justice rétributive actuelle (infliger du mal à qui a infligé du mal) par une autre qui ferait de la victime et non du criminel le centre du processus. Trois grands axes orientent actuellement les idées abolitionnistes.

a) La médiation

Plutôt que de livrer la guerre, on doit faire appel aux diplomates, leur donner le temps et les moyens d’obtenir un règlement du conflit qui satisfasse les deux parties.

En France, la médiation pénale existe mais n’est mise à contribution que pour les petits délits. Dans d’autres pays, notamment au Canada ou encore en Australie, on cherche à faire fonctionner ces instances de médiation pour des affaires pénales plus graves en particulier celles mettant en cause de jeunes délinquants.

Il s’agit dans tous les cas de rassembler les acteurs et victimes d’agressions. Il est exclu de punir ou de sanctionner. Chacun est invité à réfléchir aux moyens à mettre en œuvre pour réparer les dégâts et éviter que cela ne recommence.

Un véritable bouleversement dans le système judiciaire eut lieu dans les années 90. Jusque-là, les rencontres entre victimes et offenseurs excluant toute idée de punition semblaient ne pouvoir fonctionner que pour des affaires « sans gravité ». Soudain on vit à l’œuvre ce principe pour les assassinats les plus atroces. En Afrique du Sud, dans les dernières années de l’apartheid, des tortures aussi inédites que monstrueuses ont été pratiquées par ses partisans mais aussi par les autres. La commission Vérité et Réconciliation a opéré une véritable révolution dans la Justice. À condition d’avouer publiquement son crime dans un face à face avec la famille de la victime, le coupable était assuré de n’être pas condamné, de repartir libre. Mais il devait tenter de comprendre et d’expliquer pourquoi il avait agi ainsi et répondre à toutes les questions des personnes qu’il avait torturées ou des proches de celles-ci.

Cependant l’idée de médiation nous amène à nous poser quelques questions.

Le terrain est miné dès lors que les commissions s’engluent dans des structures institutionnalisées. Car qui s’arroge le droit d’arranger les choses ? Des travailleurs sociaux ? Des psychologues ? Vraisemblablement des professionnels estimant de leur devoir de raccommoder les trous du tissu communautaire. Mais il se trouve que toute instance visant à une nouvelle institutionnalisation des rapports est à terme porteuse de violence car nous souffrons tous, par-dessus tout, de ne pouvoir créer des relations qui ne soient pas immédiatement réduites à des rouages sociaux.

Le deuxième obstacle, celui de la participation de l’agresseur et de la victime, présente davantage encore de difficultés. A priori le délinquant, lui, refuse les règles sociales ; comment accepterait-il de jouer le jeu de la conciliation, de reconnaître un tort par rapport à une loi qu’il ne reconnaît pas pour sienne ?

Troisième question : quand bien même l’affaire serait réglée entre les deux parties, qu’en serait-il des conditions sociales qui ont produit le délit ou le crime ? (Reconnaissons en passant que cette question est définitivement mise de côté dans le système judiciaire actuel.)

Des abolitionnistes avaient très tôt mis en garde les adeptes de la médiation contre ces questions. Un juriste, Louk Hulsman, a été le premier à insister sur la nécessité de créer pour chaque conflit des commissions ad hoc dont les membres seraient proches des personnes impliquées dans le conflit. À chaque affaire, une commission nouvelle. Chacun, victime et agresseur, s’entoure ainsi de gens qui le soutiennent mais ont décidé avec lui de régler l’affaire aussi pacifiquement que possible ; il doit pouvoir choisir ses alliés et sa méthode d’approche des événements. Pour tous le crime est une tragédie, mais qui touche aussi bien l’offenseur que l’offensé.

Que devient là-dedans la défense de la Société ? Une expression creuse, parfaitement vide. Car ce sont les hommes qui valent la peine d’être défendus. Le crime ou le délit n’est plus une offense à la Loi, mais une offense à quelqu’un.

Quant à la troisième question posée, c’est celle de la prévention, non pas bien sûr dans le sens devenu habituel de contrôles policiers, mais en celui de lutte implacable contre la pauvreté, avec une vie culturelle intense, des voyages, des groupes populaires de réflexion, enfin tout ce qui peut élargir le champ des consciences. Aucune prévention ne peut supprimer la colère, l’indignation des « asociaux », mais il existe une délinquance malheureuse parce qu’obligatoire, une « déviation » en cul-de-sac devenant cul-de-basse-fosse organisée pour éliminer à force d’échecs les plus malhabiles, les moins « performants ». Contre ce cynisme-là, on peut agir. Ceux qui admettent la nécessité d’une prévention admettent que la délinquance a des origines économiques, sociales, urbanistiques, culturelles. Et à cause d’erreurs économiques, sociales, urbanistiques, culturelles, des individus singuliers sont jugés et condamnés à la prison, avilis et stigmatisés pour toujours ; c’est eux qu’on punit des fautes commises par les gouvernants qui mettent en place les conditions de la délinquance. N’est-ce pas dans les fameux « États providence » tant décriés où l’aide sociale a été la plus élevée, en Scandinavie, que le taux de délinquance a été le plus bas ?

b) Supprimer le droit pénal

Peut-on remplacer le droit pénal par un droit non pénal ? Des juristes reconnaissent que le droit civil avec quelques modifications peut remplacer avantageusement le droit pénal fondé sur le châtiment : le droit civil établit les responsabilités sans s’évertuer à trouver s’il y a eu faute et cherche la réparation, non la punition. Ils rejoignent ici des philosophes qui considèrent la culpabilité comme « un concept impondérable et scolastique », comme dit Louk Hulsman, tout à fait hors de propos quand il s’agit de faire face à un événement douloureux.

c) Cesser de criminaliser

Ces dernières années, on criminalise en dépit du bon sens un peu n’importe quoi : il est chimérique de prouver la volonté d’utiliser des informations confidentielles dans le « délit d’initié » ; les lois sentimentales dictées par les lobbies du politiquement correct comme celles supposées réagir contre le racisme font pire que mieux ; celles sur le harcèlement sexuel donnent lieu à des dérives scabreuses. Et que dire des... « incivilités » !

On peut cesser de criminaliser, on peut aussi décriminaliser. La dépénalisation de la drogue permettrait non seulement de vider les maisons d’arrêt, mais de juguler à la source la délinquance des cités tout autant que les principaux réseaux maffieux du monde : ils n’existent que parce que la drogue est interdite.

Décriminaliser ou arrêter de criminaliser permettrait aussi de réfléchir à ce qu’est une loi. Peut-on concevoir qu’un assassinat puisse ne pas être un crime ? Nous n’avons pas besoin de loi pour savoir qu’un meurtre est une inadmissible catastrophe.

Parce que nous recherchons la vie, nous sommes poussés à vivre en bonne intelligence avec ceux qui nous entourent. Hors les guerres, le fait de tuer reste rare. « Mais il y a des meurtres ! » Oui, il y a des meurtres et depuis des milliers d’années les lois interdisent le meurtre.

Il faut se protéger des agressions comme des inondations, des incendies, des maladies et des infirmités qui nous menacent. C’est à chacun de se préserver. Il est toujours inconsidéré de trop compter sur « les pouvoirs publics ». Choisir de laisser sa porte ouverte est aussi une manière de se protéger et pas la plus sotte...

Les meurtres, rixes, vols sont des accidents. Nous devons tout tenter pour les éviter, mais nous pouvons vivre avec le risque. Nous le faisons chaque fois que nous traversons une rue ou montons dans une voiture. La prudence, la vigilance, l’intelligence sont nos seuls atouts.

Dans des centrales comme Saint-Maur ou Clairvaux, la majorité des détenus sont supposés dangereux, presque tous ceux qui prennent un café avec leur famille, regardent des photos ou roucoulent sont considérés comme de grands criminels. Or les femmes et les enfants qui sont là ne sont pas en danger. Dans les foyers où on les accueille, à Emmaüs et dans quelques autres lieux, ces « criminels » ne font peur à personne. Pas parce qu’ils se seraient convertis à des vues plus honnêtes, mais parce que tout danger relève d’une situation précise. Ouvrir aujourd’hui les prisons ne présente aucun danger parce que cela ne modifierait en rien les situations individuelles où se retrouveraient tôt ou tard les sortants de prison. En revanche on lutte efficacement contre le viol, le racket, les agressions physiques quand on s’attaque à la misère matérielle ou sexuelle, à l’alcoolisme, au manque de perspective. La fermeture des prisons s’accompagnerait forcément d’une refonte totale de l’éducation. Il n’est pas dit que l’enfermement des enfants à l’école soit la meilleure éducation possible à la liberté. La délinquance est pratiquement toujours une réponse à l’échec scolaire. La révolte des gamins qu’on mène à l’abattoir est un signe de clairvoyance et de santé. Nous avons besoin de rebelles, de rebelles conscients. Leur colère contre le mépris est la nôtre, mais nous ne pouvons supporter qu’elle soit dirigée ni par la police ni par les caïds qui les enrôlent dans la délinquance comme d’autres le font pour l’armée.

 

 


L’ineptie consiste à vouloir conclure (Flaubert)

Il ne servirait à rien de soulever la question du châtiment si elle était résolue ou en voie de l’être. On va vers une répression accrue et ce n’est pas le moment de parler de supprimer les prisons. Mais l’abolition de cette punition aussi cruelle qu’irrationnelle doit être discutée à contretemps, c’est le seul moyen pour qu’un jour il en soit temps.

Quand une solution est mauvaise, il est veule de ne pas oser reposer la question sous prétexte qu’elle va nous plonger dans le désarroi. Si un régime quelconque avait décidé de résoudre le problème de la délinquance en peignant les arbres en rouge, quel risque courrions-nous quelque temps plus tard à reconnaître que ça ne sert à rien ? Emprisonner des gens ou peindre des arbres en rouge, c’est pareil.

À chacun de se demander s’il pense qu’il est bon de faire souffrir quelqu’un parce qu’on lui a donné tort d’avoir lui aussi causé de la souffrance. Certains rétorqueront : « Personnellement je n’ai aucun intérêt à réclamer un châtiment pour quelqu’un qui ne m’a pas nui, mais il s’agit des intérêts de la Société et je tiens à la défendre ». Quelle différence y a-t-il entre le mal commis dans l’intérêt de ladite Société et celui commis dans le sien propre ?

Même si l’on se réfère à l’aspect social de la question, nous savons que la prison est inutile puisque les délinquants en sortent tout aussi délinquants. Elle est surtout doublement dangereuse : quand ils se retrouvent dehors, les anciens taulards, après avoir ingurgité les innommables humiliations dont nous avons à peine parlé, débordent de haine et ont hâte de se venger. Les coups, les blessures, les viols augmentent, avons-nous dit. Plus une société est répressive, plus elle entraîne de brutalité entre ses membres (question de solidarité mécanique). Mais aussi, et c’est se mettre dans une sale position, tout le monde fait comme si la prison réglait la question, elle aveugle ainsi les consciences, cache l’inanité de la réponse, empêche qu’on réfléchisse à une solution.

Des abolitionnistes le sont pour des raisons d’ordre éthique parce qu’ils estiment mal de faire violence à quelqu’un sous prétexte qu’il a commis une faute. D’autres pensent que la prison est parfaitement irrationnelle. Souvent les deux attitudes sont mêlées. C’est le cas de certains juristes qui trouvent aberrant de garder l’incarcération comme instrument de défense des valeurs démocratiques : on ne peut garantir la vie en donnant la mort, on ne peut défendre la liberté en enfermant des milliers d’individus, on ne peut refuser la violence en utilisant la violence. Quand un État dit démocratique détient un citoyen, il lui fait subir TOUT ce qu’il considère comme opposé à ses valeurs.

 

Dans la plupart des pays, on a supprimé la peine de mort : parce qu’il y a forcément des erreurs judiciaires sans possibilité de rendre les années de vie arrachées, parce qu’elle flatte le sadisme d’un grand nombre, parce qu’elle est inutile. Ces trois raisons restent tout aussi valables en ce qui concerne l’incarcération.

Nous devons le répéter : l’enfermement à la merci de gardiens, les pires humiliations qu’un homme puisse vivre, la séparation d’avec ceux qu’il aime, en un mot la prison, tout cela est une torture. Beaucoup souhaitent qu’il en demeure ainsi. D’autres n’en ont aucune envie. Ils trouvent même que c’est destructeur pour eux et pas seulement pour ceux qu’on met sous les verrous.

La prison n’est cependant qu’un épiphénomène, elle n’est la grande punition que parce qu’il y a eu jugement. Et le jugement aussi nous écrase. Aucun homme ne peut en juger un autre. Pas parce qu’il est évidemment vrai que chacun de nous est capable du pire, mais parce que nous manquons d’intelligence et que la conscience d’autrui demeure inconnaissable. Qui juge condamne. Qui condamne détruit. Toute peine est par définition douleur, impossible de sortir de là.

Les systèmes s’effondrent, si solides qu’ils paraissent. L’Ancien Régime ou les républiques soviétiques ont basculé dans le vide tout d’un coup. Le système pénal durera encore longtemps. Ou bien non.

En 1610, on brûla en Espagne onze sorcières devant 30 000 spectateurs enthousiastes et sûrs de la bonne justice de ces autodafés. Ce fut une belle fête. Quatre ans plus tard, l’Espagne renonçait à cette barbarie et s’étonnait de l’avoir fait durer si longtemps. Sans que rien n’en transparaisse, pendant de longues années, des penseurs, des juristes, et pourquoi pas quelques servantes, avaient avancé des arguments jusqu’à saper les fondements de l’édifice qui resplendissait encore de tous ses atroces feux juste avant sa disparition.

La prison peut et doit disparaître, parce qu’elle est afflictive, un désastre volontairement organisé par des hommes contre des hommes, parce qu’elle est un supplice, qu’un châtiment est toujours une sordide affaire.

Le châtiment peut-il disparaître ? Non, pas plus que la cruauté de l’homme. Il réapparaîtra s’il le faut, en dehors du droit pénal. Il est la condition de toute loi et la loi la condition de toute société. Mais rien ne nous empêche, vivant en société sans pouvoir y échapper, de nous élever contre ce qu’elle sécrète comme les punitions, la violence, le travail, l’argent. Nous pouvons, de civilisation en civilisation, refuser notre aliénation, nous rebeller avec constance, légalement ou illégalement qu’importe, bref réagir, réfléchir.


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