Pourquoi
faudrait-il punir ?
Sur
l’abolition du système pénal
(Version abrégée) juin 2003
Questions d’avant-propos
La punition est-elle
nécessaire à la justice ?
Le droit pénal,
par définition, est fondé sur la peine. Une peine est une
souffrance qu’on inflige. Est-ce bien de faire du mal à
quelqu’un ? Est-ce intelligent ? Utile ? À qui ?
Personne n’ose
plus dire que la prison permet aux bandits de s’amender. Elle ne sert
qu’à une seule chose qu’elle réussit d’ailleurs
fort bien : punir. Même les plus timides réformateurs se heurtent
à cette évidence, adoucir les cruautés de
l’incarcération s’oppose forcément à son
principe : elle est une peine, elle est faite et uniquement faite pour punir le
coupable, pour lui être pénible.
Pourquoi punir ?
Le châtiment
s’ancre dans l’histoire la plus archaïque de
l’humanité, celle des terreurs suprêmes que les hommes ont
traduites en dieux et déesses au cœur démoniaque. Pas une religion
pour sauver l’autre lorsqu’il est question des supplices
réservés aux damnés. L’enfer chrétien
n’a rien à envier à l’enfer hindou. En Occident, la
condamnation terrible de la faute lors d’un jugement de l’âme
après la mort s’enracine dans le culte orphique introduit en
Grèce entre le viie et le vie siècle avant notre ère
; ses origines se perdent dans les traditions védiques du
deuxième millénaire. Il est vraisemblable que l’idée
d’une faute punie dans l’au-delà était déjà
à l’époque bien ancienne. L’orphisme a beaucoup
influencé les Pythagoriciens puis Platon. Sous tous les cieux, les
humains scandalisés de voir l’éternelle injustice du monde
ont cherché à rétablir au séjour des ombres l’impossible
équité.
On doit punir.
C’est un impératif. De quel ordre ?
Est puni celui qui est
jugé coupable d’avoir enfreint la Loi, laquelle varie suivant les
groupes.
La Loi n’est pas
l’expression d’une éthique quelconque : au service du
pouvoir disposant des plus grandes forces de coercition, elle n’existe que par la sanction. La Loi
du Milieu ou la Loi d’un groupe rebelle peut s’affirmer aussi
brutale que celle de l’État. Quelle que soit la situation, la Loi
est toujours celle du plus fort : le petit caïd fait la loi jusqu’à
ce qu’il se retrouve face à un plus gros caïd ou à un
maître lequel ne peut qu’obéir à toute une
hiérarchie disposant de forces de plus en plus importantes
jusqu’à son sommet. En démocratie populaire ou bourgeoise,
c’est la police qui fait respecter la Loi, la Justice qui punit les
contrevenants. Entre la justice (l’équité) à
laquelle chacun aspire et la Justice (l’institution) qui fait fonctionner
la machine sociale au détriment des relations libres entre les
êtres, le précipice est infranchissable.
Parlant à peine,
l’enfant est aussitôt sensible au sentiment
d’injustice : quand il a mal et qu’il pleure (trop) longtemps,
on crie, on le boude, on le frappe parfois ; ou bien sa petite sœur a
trouvé un ballon et pas lui ou bien il s’est fait piquer par une
guêpe et pas elle. Toute sa vie, qu’il se résigne ou se
révolte, l’homme considérera les injustices dont il sera
victime comme quelque chose qui ne devrait pas être, autrement dit un mal. La
grêle peut détruire toutes les récoltes du paysan, la mort
prendre l’amante adorée, les voleurs vous dépouiller, la
maladie frapper le tout-petit, le jaloux brûler la maison,
l’État vous jeter dans la guerre, une enfant peut être
violée. Parce que le mal est insensé, l’homme est
écrasé par un trop grand désarroi, il lui faut trouver une
justification à l’injustice. D’où cette justice
incompréhensible d’en-Haut, d’où ces dieux plus ou
moins puissants, puis le plus puissant d’entre tous et enfin, en
Occident, à partir du moyen âge, un Dieu raisonnable (avant la
tentative ratée d’en faire, trois siècles plus tard, la
déesse de la Raison).
Au rythme de l’histoire, la valse des idées
On a d’abord puni
pour bien montrer aux dieux qu’on prenait leur parti contre ceux qui,
volontairement ou non, les offensaient.
Les premiers codes
sumériens nomment, classent les infractions et échelonnent les
peines en fonction de la faute (code d’Ouroukaniga rédigé
vers ~2400), mais il faut attendre l’époque romaine pour que le
droit soit rationnalisé dans ses moindres détails et devienne en
grande partie une vue de l’esprit, car dans les faits, il demeure, et
jusqu’à nos jours, foncièrement sentimental
dépendant toujours du degré d’émotion
provoqué par le scandale (en France longtemps on a brûlé la
langue des sacrilèges ; en 2002 dans un pays très civilisé
comme le Nigeria, on lapide les femmes adultères). Les sanctions
n’apparaissent exagérées que lorsque l’infraction
elle-même est en voie d’être décriminalisée.
*
* *
Les philosophes se sont
donné du mal pour justifier le châtiment (on peut remarquer que la
clémence n’a aucun besoin d’être justifiée et
qu’on s’est partout et toujours incliné devant les exemples
qu’en a donné l’histoire).
Pour tenter de faire
admettre qu’il est nécessaire de faire du mal à qui a fait
du mal, trois types d’arguments sont mis en avant par ceux que nous
appellerons les légalistes, les sociétaires-réalistes et
les humanitaires.
La Loi est la Loi,
même si elle paraît injuste, elle a sa raison d’être.
Vu la petitesse des hommes, sa force vient de la seule sanction. La Loi dit
où est le Bien, elle vient de Dieu, de la Nature ou de
l’Humanité (en tout cas d’un mot avec majuscule qui dit sa
transcendance). Ce Bien est donc universel. De même qu’on doit
obéir à la Loi, on doit punir qui la transgresse. Ainsi le veut
l’Ordre des choses. Les légalistes sont hommes de foi. Ils croient
vraiment à ce Bien universel.
Le problème
n’est pas tant celui du Bien – nous pouvons admettre que
chacun veuille bien faire pour vivre pleinement au mieux – que de
l’universalité de ce Bien. Le Bien de tel meurtrier, c’est
de se débarrasser de cette mère qui l’empêche
d’exister, le Bien de tel terroriste de déstabiliser un
gouvernement pour un autre « plus respectueux des droits de
l’individu », le Bien de tel souverain d’écraser
« l’axe du Mal », le Bien d’un tueur en
série de « tuer ces salopes qui font souffrir les
hommes »...
Mais, pour les
légalistes, le Bien étant ce qui est dans la Loi, la question de
son universalité est résolue. Le Bien universel est totalitaire,
mais ce n’est pas grave puisque c’est le Bien. Les
légalistes ne peuvent littéralement pas concevoir que certains
s’insurgent contre une phrase telle que « Tout homme a le
droit de respirer » ; il leur semble aller de soi que chacun
pense en termes de droits, d’autorisations et de devoirs. (Mais par
ailleurs, ils n’hésitent pas à supprimer sans état
d’âme ce « droit de respirer »
lorsqu’il s’agit de punir quelqu’un ou un pays.)
Les légalistes et
autres supporters des Droits de l’Homme se réclament volontiers de
Kant : grâce à sa raison, l’homme qui se plie volontairement
à la loi morale y gagne en liberté intérieure ; il
n’a plus de souci à se faire puisqu’on a pensé pour
lui (c’est la grande liberté du soldat de deuxième classe
rampant sur un champ de mines par rapport à celle du
général qui, lui, doit réfléchir). Condamner celui
qui a transgressé la loi morale, c’est le faire
bénéficier du bon discernement de tous, c’est le
considérer comme digne de l’exigence humaine la plus haute.
Hegel ira plus loin que
Kant. Peu importe le contenu des lois, ce qui est absolu, c’est la Loi
elle-même car seul l’État et donc ses institutions
garantissent la liberté des individus.
Elle se veut purement
pragmatique. Il faut s’organiser pour vivre en société.
Celle-ci repose sur l’adhésion de gré ou de force à
des valeurs communes. Si on ne joue pas le jeu, la Société vous
rejette, ce qui signifie qu’elle vous tue ou vous bannit hors de la
communauté (en exil ou en prison). La Justice doit conforter chacun dans
l’idée que la Société le protège s’il
respecte ses règles, lesquelles varient suivant les pays, les
époques, les modes.
On corrige un criminel
comme on corrige, chez ces gens-là, un chien ou un enfant. Pour lui
apprendre.
La peur de la correction ne fonctionne que sur les plus conformistes et les
plus fragiles. Dans le domaine de la délinquance, elle agit en sens
contraire : les « durs », à plus forte raison
les plus rebelles, affirment très fort qu’ils n’ont pas peur
de la punition. Il est vrai qu’elle les stimule souvent. À pragmatique,
pragmatique et demi : ce qui compte, c’est de ne pas se faire prendre, de
jouer serré. Car il s’agit d’un jeu.
Dans la vision
sociétaire-réaliste, pour vivre en harmonie, chacun doit
respecter les règles, évidemment contingentes et conventionnelles,
le fameux contrat social. C’est bien joli de nous parler de siècle
en siècle de règle du jeu, mais il y a toujours eu des individus
que ce jeu n’intéressait pas. Ils peuvent assurément
s’abstenir de lire sur une chaise-longue au milieu du terrain de rugby
comme éviter de manger leur casse-croûte sur la table de bridge.
Mais où
pourraient-ils donc aller dès lors que la planète tout
entière n’est qu’un immense terrain de rugby ou une table de
bridge où se déroule une partie sans fin ?
Mais c’est le type
de remarque qui ne peut ébranler les
sociétaires-réalistes. Car tant pis pour les rares asociaux : la
seule chose qui compte c’est la Société qui a une vie, une
vie qu’il faut préserver, elle peut en effet mourir, être
remplacée par une autre. La Société est composée
d’individus-fourmis qui n’ont d’autre raison
d’être que celle de lui appartenir.
Réalistes,
beaucoup de sociétaires constatent que les conditions de vie modifient
le comportement des délinquants. Ils peuvent aussi bien entourer de
chevaux de frise un « quartier difficile » et renforcer
la police par des troupes militaires qu’y mettre des éducateurs, y
développer l’aide scolaire, y construire une salle de concert et
faire effectivement baisser ainsi le taux de la délinquance.
Les
sociétaires-réalistes veulent l’efficacité,
c’est pourquoi le crime ni le criminel n’ont, en soi, aucune
importance. À tel point qu’ils ne voient aucun inconvénient
à faire entrer dans le Droit ce que, dans ce domaine précis,
l’on peut considérer comme une pure aberration : le concept de
dangerosité. On en arrive à punir des individus susceptibles d’agir dans un
sens que réprouve la Société. Les
sociétaires-réalistes placent de grands espoirs dans les
progrès de la génétique.
À première
vue, ils semblent très opposés aux légalistes. Pourtant
existe un point de jonction : la Société est le Grand Tout dont
les individus ne sont que les parties. Elle est aujourd’hui aussi
sacrée que l’était l’idée de Dieu, elle est
l’Absolu et la Loi est son émanation. C’est
l’échec de l’athéisme.
Pour les très
rares athées, comme Max Stirner (1806-1856), l’individu vivant
dans la Société peut toujours, s’il en a la volonté,
refuser d’appartenir librement à ce conglomérat féroce.
On ne peut échapper à la Société ni vivre sans
elle, mais on peut penser par soi-même. Rien ne nous empêche,
secrètement ou non, de la combattre comme on lutte contre la mort ou les
injustices. Avec ou sans violence. Un sourire paisible ou ravageur sur les
lèvres et dans l’esprit. Chacun seul avec des alliés
possibles.
L’individu qui a
fauté est forcément très malheureux. Le châtiment va
lui permettre de se racheter ; en « payant sa dette » au
prix de sa souffrance, il pourra « refaire sa vie ». La
prison est une retraite où il comprendra ce que sont le bien et le mal,
où des professionnels vont s’employer à le culpabiliser le
mieux possible pour l’éduquer, entendons pour l’amener
à une bonne conduite. Pour ce faire, le conditionner, le dresser, l’instruire
et transformer les prisons stériles en utiles camps de
rééducation. Du siècle des Lumières, les
humanitaristes ont hérité une indéracinable foi en
l’Homme ; les institutions sont le fruit de la pensée des hommes
et nous devons à travers elles admirer l’intelligence humaine. On
peut, bien sûr, on le doit même, les améliorer. Car on va
vers un mieux, c’est « le sens de
l’Histoire » ; les progrès techniques vont de pair avec
les progrès « humains », c’est-à-dire...
de la morale. « Un jour, toute guerre sera interdite. »
(C’est bien possible en effet, mais elles n’en seront pas moins
atroces. Probablement pires.) Les humanitaires affichent souvent ainsi un fond
de candide optimisme.
Contrairement à
ce qu’affirment trop vite leurs détracteurs, ils ne
répugnent nullement à la violence quand c’est pour la bonne
cause, « contre les ennemis de la liberté ». La
notion d’ennemi de la liberté, on s’en doute,
demeure infiniment floue et chaque humanitariste se fait son idée de
ceux qu’on devrait mettre hors d’état de nuire. Ce sont ces
animaux nuisibles, ces hommes sans humanité, ces sous-hommes qu’il
faut incarcérer. C’est regrettable – et il ne faut pas
les faire trop
souffrir –, mais néanmoins nécessaire. Hélas.
Moralistes
légalistes, sociétaires-réalistes, et enfin adeptes
d’une pensée humanitaire ont certes des arguments, mais aucun
n’a su nous convaincre.
Le désir de punir
C’est a posteriori
qu’on justifie le châtiment. Car avant la raison, le désir.
Résultant
d’une émotion violente, en général la colère,
le châtiment passe pour être administré froidement. Mais au
cœur de toute punition, le plaisir de tenir quelqu’un en son
pouvoir, de montrer qui est le plus fort. À tort ou à raison, le
punisseur, fût-il un tueur en série, a la ferme assurance
d’être du bon côté, du côté de
la loi, de l’ordre, du bon droit. On ne veut jamais le coupable, mais un
coupable. Il n’est pas nécessaire qu’il soit l’auteur
d’un forfait, une chèvre fera aussi bien l’affaire.
C’est magique. Les partisans du châtiment font tous comme si, par
une sorte d’heureuse fatalité, les coupables étaient punis
et les justes récompensés.
Or, les erreurs
judiciaires sont constantes, particulièrement en
« comparution immédiate » où l’on
juge en toute hâte. Mais il faut que les dégâts soient
spectaculaires (têtes tombées à tort, une vie pour rien
derrière les barreaux, etc.) pour qu’elles émeuvent qui que
ce soit. Les criminologues et les policiers le savent pertinemment mais cela
excite le monde qu’on ait arrêté le coupable (lui ou un
autre), on va pouvoir le punir, ce qui signifie se venger (« vengeance
: dédommagement moral de l’offensé par la punition de
l’offenseur ». Définition du dictionnaire Robert).
Il faut noter cependant
que le désir de vengeance n’est pas naturel, il est le fruit
d’une culture fondée par exemple sur un certain code de
l’honneur. Il y entre une forme de devoir, de soumission à la loi
de son milieu. Toute vendetta est socialisée, codifiée,
ritualisée. Depuis l’antiquité, la Justice
d’État est censée remplacer les vengeances privées.
Échec sur toute la ligne. Le châtiment pénal engendre un
besoin de se venger qui se retourne contre des tiers. L’homme
humilié bat sa femme qui frappe les gosses qui maltraitent le chien qui
mord le premier venu. La peine infligée par un tribunal va jusqu’au
bout d’une violence institutionnelle qui appelle forcément une
réponse. Il nous faut renoncer à cette chimère d’une
vengeance qui, assumée par l’État à la place des
particuliers, en serait plus pure, plus désintéressée.
Elle n’est guère plus reluisante ni plus intelligente que
l’autre. Quand la Justice punit un voleur, elle entretient chez tous les
voleurs le besoin de se venger. Quand elle s’attaque à un
« sauvageon », elle ensauvage la cité.
L’idée
d’une Justice qui rend le mal pour le mal ne peut mener qu’au
mépris de toute justice.
Gardons cependant dans
un coin de notre tête que certaines personnes ont toujours
considéré l’esprit de vengeance comme leur étant
étranger, elles préfèrent ignorer l’offenseur (voire
l’oublier), lui pardonner ou exiger des explications. Et si par ailleurs
la tentation de se venger reste commune, tout le monde n’y succombe pas
forcément.
Personne n’est
à l’abri de la haine ni de la bêtise, mais on peut bien
quand même souhaiter n’être ni haineux ni bête, ou le
moins possible. Rien ne nous oblige à adhérer à cette
curiosité visqueuse des gens de bien pour les faits divers les plus
sanglants.
Le public raffole des
crimes, des viols et des supplices. La souffrance d’autrui flatte le
sadisme qui rampe en nous. « Et puis demander que celui qui a fait
le mal encoure une peine qui fasse vraiment mal autorise le plaisir, intense
pour certains, de faire mal à leur tour en toute
légitimité et en toute impunité. » (Anne-Marie
Marchetti dans Perpétuités. Plon 2001). Il y a quelque chose de
pathologique dans l’exaltation qu’éprouvent certains
à châtier celui qui a commis une faute.
La volonté de
punir est à l’origine de presque tous les crimes de sang non
accidentels. Sombres histoires de jalousies ou de règlements de comptes.
Mais le pire des assassins dans toute l’histoire de
l’humanité, ne saurait rivaliser avec les professionnels de la
répression. Les châtiments ordonnés par voie de justice ont
dépassé en cruauté tous les crimes les plus barbares. Les
juges d’aujourd’hui ne sont ni plus ni moins cruels que ceux
d’il y a trois siècles en France, un siècle en Chine, par
exemple. Ils envoient quelqu’un en prison pour dix ans parce que tel est
le barème. Ils n’hésiteraient pas davantage à faire
couper des mains, à condamner des hors-la-loi à mourir
empalés, roués, brûlés vifs, écartelés,
lynchés... Tout juge d’aujourd’hui applique la loi de son
temps exactement comme il aurait appliqué ou appliquerait celle
d’un autre code. Nous ne sommes ni meilleurs ni pires qu’à l’époque
de la préhistoire. Un peu plus détraqués, peut-être.
Mais il y eut, il y aura toujours des individus pour dire non.
On entend souvent
« Les criminels n’ont pas eu pitié de leur victime,
pourquoi devrions-nous nous mettre à leur place ? »
Parce que nous ne sommes quand même pas tous des assassins, en
dépit de cette idée extravagante si souvent
exprimée : « Si l’on ne punissait pas les violeurs
et les tueurs, tout le monde serait violeur et tueur. »
Cruauté toute particulière de la prison
Pendant des
siècles, les geôles n’étaient conçues que dans
le but de mettre quelques jours en sûreté ceux qu’on allait
juger, supplicier ou exécuter, à moins que le condamné
n’attende un convoi vers les mines, les galères ou le bagne.
C’est la Révolution française qui a introduit
l’incarcération comme une peine en soi. Officiellement la prison
d’aujourd’hui doit remplir trois rôles : surveiller, punir,
réinsérer.
La surveillance se veut
une arme effrayante ; il est demandé à chacun de rendre compte de
ses gestes tout au long de la journée.
La punition est ce que
la prison fait de mieux. Elle est la « peine privative de
liberté » par excellence. En ôtant radicalement
à quelqu’un les conditions a priori de toute existence, le temps
et l’espace, on annihile le condamné. Une condamnation à
vingt ans, c’est 175 000 heures de mort à vivre. Un no man’s
time. « Cette punition doit tirer son efficacité de l’ennui
ou plutôt du harassement moral causé par la monotonie des marches
continuelles, interrompues seulement par de courts intervalles. »
(Règlement des prisons de 1839 à 1945). Certains s’en
tirent ? Oui, comme d’un cancer du foie. On est tenté alors de
croire au miracle.
La plupart d’entre
nous ne supporteraient pas d’être enfermés plus de quelques
heures, même chez eux.
Imagine-t-on
l’horreur qu’on éprouverait pour un criminel qui aurait
séquestré et constamment humilié sa victime pendant trois
mois, vingt ou trente ans ?
La prison, c’est
avant tout celle de la petite délinquance, des gens qui passent
là quelques mois dans les pires des établissements
pénitentiaires, les maisons d’arrêt. L’angoisse de
l’attente du procès, la promiscuité, la dureté du
personnel qui « en voit trop passer » et ne sait jamais
à qui il a affaire, leur dégoûtante vétusté,
tout concourt à les rendre proprement infernales. D’autant que la
Justice se montrant de plus en plus sévère, on ne saurait
s’étonner de ce qu’en retour la violence augmente dans les
cités et surtout dans les concentrés de cités que sont les
taules.
Les centres de
détention
sont plus modernes ; on y effectue les peines moyennes (entre 5 et 15 ans) ou
les dernières années d’une longue peine. Le régime y
est plus souple, on peut y obtenir une permission.
Les centrales (une douzaine en
France), les gros monstres où l’on incarcère les longues
peines, sont de véritables citadelles. Là sont les
« durs », souvent condamnés à
perpétuité qui n’ont plus rien à perdre. Ils sont
redoutés des surveillants d’où un étrange
équilibre des forces qui rend souvent l’ambiance moins perverse et
insupportable que dans les lieux précédents.
Selon qu’on est
dans un établissement pour de longues ou de courtes peines, qu’on
a le sida ou non, des liens avec l’extérieur ou qu’on est
seul au monde, qu’on est un homme ou une femme, un individu sensible ou
non, on n’accomplira pas son temps de détention de la même
façon. C’est d’ailleurs l’une des aberrations de la
prison que celui-ci soit plus « puni » avec deux ans que cet
autre avec dix. Mais toutes les condamnations à la détention ont
un point commun : elles se veulent « infamantes »,
c’est-à-dire déshonorantes et avilissantes. La
subordination permanente qu’on fait subir au prisonnier est un stigmate,
cette marque qu’on appelait justement d’infamie jadis
appliquée au fer rouge.
Lieu d’asservissement,
la prison ne peut que pervertir ou démolir les hommes. On y a le droit
d'exiger du condamné n’importe quoi. Et plus il acceptera n’importe
quoi et plus il fera preuve d’« aptitude à la réinsertion ».
En fait, il est clair
que l’enfermement carcéral n’a qu’un but : casser le
bonhomme. Il est fréquent d’entendre des éducateurs
affirmer qu’il faut « briser leur orgueil en les mettant
devant leur échec ». Sans parler des discours de quelques
psychothérapeutes sur la nécessité de « leur
faire intégrer la loi » en les forçant à
respecter tout règlement, entendons n’importe quelle injonction
d’un surveillant.
Il existe un moyen
simple d’obtenir du détenu sa soumission. Le prisonnier n’a
qu’une seule raison de vivre : sortir. Or il peut être
libéré à mi-peine s’il n’a jamais
été condamné auparavant, sinon aux deux tiers de la peine.
Il peut
être libéré. Mais... Mais les autorités ne le
laisseront sortir que lorsqu’elles le jugeront bon, quand il aura
payé les frais de justice, quand il aura montré patte blanche,
quand il se sera écrasé.
À moins
qu’en fin de peine on ne l’envoie dans une
« unité pour malades difficiles », l’un des
quatre terribles hôpitaux psychiatriques-prisons d’où
l’on ne sait si l’on sortira un jour.
Surveiller, punir, mais
aussi réinsérer... Le propre de la prison étant la
désinsertion absolue, toute « insertion » ne peut
nécessairement se faire qu’en dehors de la prison et malgré
elle.
En
réalité, la « réinsertion »
n’est qu’un mot du vocabulaire moderne pour
« amendement ».
Le personnel
pénitentiaire doit se justifier à ses propres yeux. C’est
un peu gênant d’être des gardiens. On fait donc comme
s’il ne s’agissait pas de surveiller des hommes mais des
sous-hommes, des brutes sans conscience. Il se trouve en effet que le
détenu semble peu enclin au remords, sans doute parce que la
représentation des faits lors du procès n’a pas le moindre
rapport avec ce qu’éventuellement il se reproche. Il y a
« erreur sur la personne », ce qui le dédouane de
son acte. La réinsertion supposée commence donc pour le personnel
à « conscientiser » le détenu, à lui
faire honte sinon de son acte (ce qui semble difficile) du moins de son
existence. Pour qu’il perde toute fierté, il devra demander la
permission pour tout. Pas un seul de ses gestes qui ne résulte
d’une autorisation. Jusqu’à ce qu’il comprenne
qu’il n’est plus rien.
De quoi devenir
dément. On estime à 30 % le nombre de détenus malades
mentaux. Bien sûr, un bon nombre d’entre eux souffraient
déjà de troubles psychiatriques avant leur incarcération.
C’est dû en grande partie à la politique actuelle des hôpitaux
psychiatriques qui ne pouvant plus garder indéfiniment enfermés
les fous, ce qui est une bonne chose, jette à la rue les
« cas lourds ». S’ils troublent l’ordre
public, c’est du ressort de la police. Avec à la clef un discours
sur leur « droit à la citoyenneté ». Mais
cela ne peut expliquer la montée prodigieuse des cas de folie en prison.
Certes la France détient le record mondial des suicides, des
dépressions, de la consommation de psychotropes. Mais cela non plus ne
suffit pas à comprendre pourquoi tous les trois jours quelqu’un se
tue en prison, souvent au mitard.
Les psychiatres de la
pénitentiaire, après les criminologues, osent enfin dire que
l’allongement spectaculaire de la durée des peines est à
l’origine de ce désespoir qui brise toute raison.
L’un des
principaux dangers est celui du délire mystique. À juste titre,
les aumôniers catholiques et protestants se méfient des
conversions spectaculaires ; ils ont les siècles
d’expérience que de jeunes aumôniers musulmans n’ont
pas encore. La prison est le lieu idéal de radicalisation de la haine.
Quand un homme désaxé est gavé de son indignité, il
ne demande pas mieux que d’accomplir son salut au nom d’une autre
justice. Qu’aura généré la prison sinon un certain
goût de la mort rédemptrice ? Et six mois auront ici suffi.
Sains d’esprit ou
non, les détenus vivent quelque chose qui leur reste
incompréhensible et lorsqu’ils répèteront :
« J’ai fait une connerie, je paye » ce seront les
mots soufflés par les éducateurs ou les psys pour
« faire bien » et donc les rapprocher de la sortie. On
attend d’eux qu’ils assument. Ils assumeront tout ce qu’on
voudra pourvu que ce soit un bon point pour la libération.
La sortie... Ils ne sont
pas les seuls à ne penser qu’à elle. Quand les juges
condamnent quelqu’un à la détention, ils ravagent en
passant la vie de quelques autres : les familles des prisonniers sont les
victimes oubliées de la Justice. Mais la moitié des
détenus ne reçoivent aucune visite d’un proche durant leur
incarcération et plus les années passent et moins on vient les
voir. Parfois pourtant, des gens qui s’aiment vivent le
déchirement. Que de femmes de détenus se font un cancer ayant
usé toutes leurs forces dans l’angoisse et le chagrin ! Ne parlons
pas des mères incarcérées qu’on ne peut nourrir que
d’anxiolytiques. L’amour, les enfants, la recherche éperdue
à travers les petites annonces de la consolatrice possible tiennent dans
les taules une place essentielle.
Si quelques-uns vivent
d’éminentes (et éphémères) passions
platoniques, les autres – et les mêmes aussi
d’ailleurs – sont condamnés à une
sexualité crasseuse.
Parmi les humiliations
les plus révoltantes de la prison, le viol constant de toute pudeur.
Vous devez vous exposer nu, être « fouillé à
corps », aller aux toilettes devant ceux qui partagent votre
cellule, vous rendre aux douches sans portes, vivre sous les contrôles
effectués à travers l’œilleton. Votre courrier est lu,
votre cellule régulièrement inspectée.
C’est une
idée très communément admise que la prison est inhumaine
et parfaitement odieuse pour un innocent, mais qu’elle est
justifiée pour les coupables. Qu’elle soit
« injuste » ou « juste » peut
encore se concevoir, mais odieuse pour les premiers et pas pour les seconds est
insensé.
Les défenseurs de
l’incarcération ont deux arguments. Le premier c’est
qu’il faut punir. Les coupables ont fait souffrir, ils doivent souffrir
à leur tour. On élimine ceux qui gênent comme le fait
n’importe quel truand. On supprime les délinquants, c’est
cela la prison idéale. Et pour être sûr que nul
n’interviendra pour faire évoluer ce temps immobile, on a
inventé une super-peine : la peine de sûreté.
Deuxième
argument, celui de la sécurité. On met les délinquants en
prison uniquement pour s’en protéger (on veut même bien leur
faire une prison toute dorée). Mais c’est raté
puisqu’on en sort ; la mort que dispense la Justice n’arrache que
quelques années ou quelques décennies d’une vie.
L’échelle des peines explique qu’une multitude de
condamnations à quelques mois encombrent les prisons avant de devenir de
bien plus longues peines par le phénomène presque
« naturel », vu le contexte, des récidives. La
prison ne peut donc garder la société des malfaiteurs puisque
chaque jour l’administration pénitentiaire déverse dans la
rue autant
de gens qu’elle en accueille. Chaque jour sortent des individus plus
pauvres, plus furieux, plus désespérés et plus avilis
qu’ils n’étaient entrés. 25 % des sortants de
prison se retrouvent sur le trottoir de leur liberté avec moins de 15
euros sur eux. Et le récidiviste apparaît comme
l’incarnation d’une pure perversité ?!
Que celui qui n’a
pas d’argent s’en procure d’une manière ou d’une
autre, c’est bien compréhensible. Beaucoup plus perturbant celui
dont la prison a fait un déséquilibré. En prison, on
enferme des hommes excités et tout, absolument tout, concourt à
les énerver davantage.
Cette mise à
l’écart pour quelque temps des délinquants est une pure
superstition. La prison ne nous protège en rien du tout.
On peut se demander
d’où vient cette croyance insolite selon laquelle on met les
individus dangereux en cage pour qu’ils deviennent inoffensifs. Aussi
saugrenu que cela paraisse, un bon nombre voient dans la prison une sorte de
sombre retraite où le remords taraudant le délinquant
fabriquerait un être fichu, mais à jamais incapable de reprendre
une activité criminelle.
Autre billevesée
du même ordre que le remords rédempteur : on pourrait en prison
apprendre un métier (ou plus coté encore « faire des
études »). Certains condamnés tirent parti de ce temps
mort qu’est leur incarcération comme dans les camps de
concentration soviétiques ou nazis on se récitait des
poèmes ou des tables de multiplication quand on s’apercevait
qu’on glissait dans l’idiotie. Réflexe de survie. Un sur
mille. Mais le goût d’apprendre n’est pas inné. Que
des êtres d’exception profitent de la prison pour étudier le
droit ou faire de la menuiserie, c’est du détournement de haut
vol, du grand art.
Le besoin de
sécurité est réel et il est aussi inepte que risqué
de se moquer de la peur des plus faibles et des plus pauvres. Se servir
d’elle, les tromper sur ce danger d’un monde partout en voie
d’endurcissement pour y substituer le dangereux délinquant, c’est de
l’impudence. La prison ne met en sécurité personne, elle
génère agressivité et rancune. La vengeance ne peut
appeler que la vengeance.
Que le violeur soit
séquestré, humilié, battu par ses codétenus,
condamné au suicide ne mettra personne à l’abri du viol. La
question n’est pas « Comment punir ? » mais « Comment
n’être jamais ni violeur ni violé ? ».
Michel Foucault a
été d’une superbe rigueur lorsqu’il a
démontré que depuis sa création des esprits modernes
cherchaient à penser une meilleure prison et qu’elle ne se
maintenait, toujours aussi intolérable, que grâce à eux.
Tout ce qui peut rendre la détention moins dégradante est
bienvenu. Il est vrai pourtant que les bien-pensants qui dénoncent dans
les prisons « une zone de non-droit » et veulent y remédier
ne semblent pas avoir compris que le droit, dehors comme dedans, est celui du
plus fort : les gardiens n’ont pas le droit de frapper les détenus
et cela se fait bien évidemment. Quant aux droits supposés
élémentaires de tout être humain comme celui de se déplacer,
de vivre avec ceux qu’on a choisis, d’avoir une vie affective et
sexuelle, de jouir de la nature, ils sont par essence antagoniques à la
séquestration des personnes.
La prison n’est
pas comme
une torture, elle est une torture réelle : la goutte d’eau sur
le crâne. Pas de blessure et pourtant une énervation qui rend fou,
qui vous fait préférer mourir. La détention n’est
pas devenue une torture par dévoiement de son sens ; son but
intrinsèque en tant que peine est de faire souffrir les
condamnés. Comme la peine de mort, la peine de prison est
irréversible, les années perdues le sont pour toujours.
Aggravation de la répression
En Arabie comme aux
États-Unis, en France comme en Chine, l’heure est à une
répression de plus en plus brutale. Ce n’est pas dû en
France, tant s’en faut, à l’arrivée au pouvoir en mai
2002 d’un gouvernement de droite particulièrement raide. Le
nouveau Code pénal, élaboré entre 1981 et 1994 où
il est entré en vigueur, est incontestablement plus sévère
que celui qui le précédait. On a payé cher la suppression
de la peine de mort (12 condamnés à perpétuité en
1980, 53 vingt ans plus tard). Pour des faits identiques, la durée
moyenne de détention a doublé depuis 1980. Première
conséquence : le nombre de prisonniers de plus de 60 ans a
été multiplié par cinq.
La
perpétuité « réelle »,
c’est-à-dire incompressible, sans libération conditionnelle
possible, a été introduite en France contre les meurtriers
d’enfants par la loi du 1er février 1994 (dite loi
Méhaignerie).
Il existait
déjà en France 185 prisons, ce qui est beaucoup par rapport
à la moyenne européenne. Aux Pays-Bas, les députés
avaient très sagement voté un numerus clausus carcéral,
évitant ainsi la surpopulation des cellules et l’escalade de la
violence individuelle contre la violence institutionnelle. En France, on
construit trente nouvelles prisons dont huit pour les mineurs (il s’agit
bien de prisons et non de « centres fermés » sur
lesquels nous reviendrons). Les 13 200 places créées seront
occupées, c’est la loi d’appel du vide, mais les prisons
vétustes resteront aussi surchargées que misérables. Les
cellules de ces bâtiments nouveaux confiés au secteur privé
devront absolument être toujours pleines, c’est le but de toute
hôtellerie. Voilà pourquoi elles sont dangereuses : quand des
opérateurs privés construisent des établissements
pénitentiaires, ils misent sur le développement de la
délinquance.
Si les prisons sont si
pleines, n’est-ce pas parce que la délinquance augmente ?
Pour ce qui est des
« grands crimes », ceux jugés aux assises, on constate
une baisse des meurtres et assassinats ; en revanche, depuis le milieu des
années 80, les condamnations pour viols (et non pas forcément les
viols, même si c’est une hypothèse envisageable) sont en
augmentation constante.
Le vol simple, le
cambriolage, le recel sont en chute dans les statistiques du ministère
de la Justice. En fait, c’est bien ce qu’on appelle la petite
délinquance qui de nos jours désempare le commun des mortels.
Elle augmente en effet et le gouvernement s’en émeut : on a
annoncé à grand renfort de presse que le fraudeur de métro
récidiviste ferait de la prison ferme.
Si le gouvernement
formé en 2002 a immédiatement annoncé pour les jeunes de
13 à 18 ans la construction de prisons et de maisons de redressement
(appelées centres fermés), c’est que les dossiers avaient
été minutieusement préparés par la gauche.
Quand on pense au jeune
délinquant, on le voit volontiers arracher le sac à main
d’une vieille dame. Mais on constate en fait une augmentation certaine
des coups et blessures (en particulier lors de « bastons »
menées collectivement), des viols à plusieurs et de la vente de
drogue.
La principale innovation
du ministère Perben, c’est l’abaissement de
l’âge de la majorité pénale qui passe de 13 à
10 ans (10 ans !). Conséquence immédiate : l’abaissement de
l’âge de la délinquance. On sait, dans les milieux de la
justice et de la police, que des parents envoient des enfants qui justement ne
peuvent être gardés en prison faire les poches des imprudents. Ils
enverront désormais des enfants plus jeunes, voilà tout.
La chancellerie dit
vouloir garder les quartiers pour mineurs dans les prisons d’adultes pour
ceux faisant preuve d’une « très grande
dangerosité », en clair pour les fugueurs des maisons de
correction rénovées. La loi du 9 septembre 2002 prévoit l’incarcération
dès 13 ans de ceux qui ne se soumettront pas au règlement des
centres fermés. On s’en serait douté.
Comment faire avec les
jeunes délinquants ? Nous n’en savons rien (on pourrait commencer
par les interroger). Mais on sait comment accroître leur colère,
rendre les adolescents bien plus violents, les pousser au pire : on rouvre
les maisons de correction. Les centres éducatifs fermés pour les jeunes
à partir de 13 ans sont « des établissements publics
ou privés habilités [...] dans lesquels les mineurs sont
placés en application d’un contrôle judiciaire ou d’un
sursis avec mise à l’épreuve [...]. La violation des
obligations auxquelles le mineur est astreint [...] peut entraîner le
placement en détention provisoire ou l’emprisonnement du
mineur. »
La loi prévoit
également l’instauration d’une procédure de jugement
rapide « à délai rapproché » et les
professionnels de s’inquiéter de ce que ces jugements aussi
capitaux pour la vie des enfants ne s’appuient que sur des actes de
police.
Les historiens ont
été renversés de l’amnésie de nos
gouvernants. Tous ceux qui ont étudié l’histoire des
maisons de redressement savent combien elles ont généré
chez ceux qui y sont passés de la pure barbarie. L’enfermement est
en soi une violence. Il ne peut qu’engendrer un sentiment de
révolte.
Vouloir «
protéger les jeunes d’eux-mêmes » est un
aveu : en eux se tapit un ennemi à abattre. Les experts en bonne
éducation pensent comme des huîtres et en restent à ce
degré zéro de la pensée : respect de
l’autorité, discipline, menaces et punition.
L’idée que
certains puissent élever un enfant jusqu’à lui-même
sans jamais le punir ne les effleure pas ; qu’on puisse
s’adresser à lui, éventuellement lui faire des reproches
sur le ton qu’on prendrait avec un ami très cher pour lui parler
de quelque chose qui ne va pas appartient à un autre monde ;
qu’on ait à cœur de lui présenter ses excuses quand on
s’est laissé aller aux invectives leur semble niais. Ils ne voient
même pas ce qui crève les yeux : l’obéissance
à la loi, c’est ce que les jeunes connaissent le mieux ; dans les
centres fermés comme dans les rues, ce sont les chefs de bande qui la
leur font intégrer. C’est d’être uniques qu’ils
ont besoin. Un enfant qui se structure dans l’enfermement n’aura
d’autre repère que l’enfermement et de cesse que de
retourner entre les quatre hauts murs.
Les adolescents
jetés dans les prisons et les centres fermés seront
condamnés à être privés d’amour, ils
n’auront même pas les bras d’une petite copine pour les
consoler et, qui sait, leur apprendre à se laisser aller à un peu
de douceur (quant aux jeunes homosexuels et homosexuelles, nous n’osons
penser à la rééducation et aux équipes soignantes
qu’ils et elles devront affronter). De toute façon, sous la
férule de gens payés pour les surveiller, entourés de
seuls camarades partageant la même misère sexuelle, tous vivront
une puberté bien tordue, une « sexualité de
taulard ».
Le discours
sécuritaire sème le vent. Il récoltera des tempêtes
sur des incendies.
La France actuelle
rêve de la « tolérance zéro »
à l’américaine. La population incarcérée aux
États-Unis a augmenté de 80 % de 1990 à 2000. Plus
cette répression se durcit et plus la criminalité augmente. Les
États-Unis restent attachés aux exécutions capitales
malgré la forte mobilisation d’une minorité
américaine qui se bat pour que disparaisse ce symbole de la vengeance.
71 hommes et femmes, sains d’esprit ou reconnus malades mentaux, ont
été exécutés en 2002. En réalité 3 581
individus avaient été condamnés à mort cette
même année dont 74 âgés de 17 ans ou moins (quinze ou seize
ans !).
Les États-Unis
restent le modèle des cow-boys du monde entier. Bientôt, pour les
petits délits, l’Europe connaîtra le pilori remis au
goût du jour Outre-Atlantique sous forme de déambulations dans la
ville avec une pancarte où est inscrit le motif de la condamnation.
C’est aussi là-bas que très officiellement il y a beaucoup
plus de malades mentaux dans les prisons que dans les hôpitaux
psychiatriques. Le sens de l’Histoire...
Mais face à cette
dérive qui guette l’Europe, comment ont réagi les pouvoirs
publics ? On condamne à d’interminables peines de prison de
grands délirants, des malades qui comparaissent devant le tribunal
bourrés de neuroleptiques. Comment est-ce possible ? Dans le Code
pénal d’avant 1993, l’ancien article 64 permettait de
considérer un malade mental comme irresponsable sur le plan
pénal. Dans le nouveau Code, le second alinéa de l’article
122-1 stipule que l’auteur d’une infraction est désormais
punissable même s’il est atteint de graves troubles psychiques,
« toutefois la juridiction tient compte de cette circonstance
lorsqu’elle détermine la peine et en fixe le
régime ». Dans l’esprit du législateur, cette
phrase permettait donc d’accorder des circonstances atténuantes.
Or c’est exactement l’inverse qui se produit ; aux yeux des
jurés et des juges, la maladie devient circonstance aggravante et les peines sont bien
plus lourdes pour ceux qui en souffrent.
Mais tout
s’arrange. La loi Perben (art. 48) permet l’hospitalisation avec
ou sans consentement
des détenus atteints de troubles mentaux ou psychiques. Sont donc en
voie d’être créées, au sein des hôpitaux
psychiatriques, des unités spécifiques pour des détenus,
lesquels seront hospitalisés d’office par la préfecture, ce
qui permet de contourner les dispositions européennes qui, tirant les
leçons de ce qui s’était passé contre les dissidents
en URSS, interdisent le soin forcé en prison.
Peines de substitution : « Mieux c’est,
pire c’est. »
Autres temps, autres
mœurs. On fera peut-être plus désastreux qu’avant, mais
pas à l’identique. Ce que veut le peuple, ce n’est pas la
prison, c’est la punition. Pratiquement personne ne s’oppose
à la suppression des peines d’enfermement pourvu seulement
qu’elles soient remplacées par « autre chose de mieux ».
Pour les jeunes et vieux branchés, l’abolition des prisons va dans
le sens de la modernité, il ne faudrait pas rater ça.
Les peines
prévues aujourd’hui en alternative à la prison ne sont
proposées qu’en cas de petit délit. Contentons-nous
d’en dresser brièvement la courte liste.
Les amendes ne sont pas une
solution de rechange à l’incarcération puisqu’elles
sont une peine de simple police exigée en cas de contravention ne
relevant justement pas des tribunaux.
Avant même la
sentence, le juge a la possibilité de demander un contrôle
judiciaire à caractère socio-éducatif. Les prévenus qui
s’y soumettent se présentent libres à l’audience, ce
qui est un indéniable avantage leur permettant neuf fois sur dix
d’échapper à la prison. La généralisation des
procédures rapides telles que les comparutions immédiates ont
fait tomber en vingt ans de 140 000 à 70 000 le nombre de personnes sous
contrôle judiciaire.
La plus
appréciée des solutions permettant à quelqu’un
d’échapper à la détention est le sursis.
Lorsqu’il y a ajournement
de peine avec
mise à l’épreuve, le juge se prononce sur la
culpabilité du prévenu, mais remet sa décision à
plus tard quant à la peine. Aura su y faire celui qui aura
réparé le dommage causé ou montré sa bonne
volonté en entreprenant par exemple une cure de désintoxication.
L’idée du travail
d’intérêt général séduit beaucoup
de gens. En général, il s’agit de simples corvées
infligées comme pénitences. Pas le bagne, pas les mines de sel,
mais un travail forcé et donc en soi quelque chose qui se veut
pénible et, de toute façon, une humiliation. Évidemment,
lorsqu’on propose à quelqu’un de servir gratuitement ou
d’aller en taule, c’est mieux que de l’incarcérer sans
discussion, mais parler de choix est un abus de langage.
Dernier gadget sorti :
le bracelet électronique. Le placement sous surveillance
électronique consiste, sur décision de justice, à
contrôler à distance les allées et venues d’un
individu portant un bracelet relié par un modem à un ordinateur central
qui enregistre et signale toute infraction aux règles des seuls parcours
autorisés.
Si les juges restent
réservés quant à cette surveillance qui pourrait
être sujette à quelques pannes plus ou moins machinées,
d’autres braves gens voient très bien quel intérêt
présenterait le fameux gadget : ceux en charge de tout le
contrôle social. Oh ! bien sûr, on « respectera la
liberté individuelle » et « c’est pour son
bien » qu’on proposera à un alcoolique d’accepter
le port du bracelet lui interdisant l’entrée des cafés,
à un adolescent de se garder d’approcher des centres commerciaux.
Bien dans l’air du
temps, la dernière solution de rechange quant à
l’emprisonnement se met en place sous la forme d’établissements
pour peines aménagées (EPA). Ce sont des prisons sans barreaux, entre
centres de détention et foyers de semi-liberté. Ils sont
destinés aux condamnés à une courte peine ou aux autres
quand ils parviennent à la toute fin de leur parcours carcéral.
Un peu à part,
car ne faisant pas encore officiellement partie des peines prévues par
la loi française, les shame sanctions ou « peines
de la honte » obligeant par exemple – nous y avons fait
allusion plus haut – le délinquant à porter dans les
rues un écriteau où est inscrit sa faute. Ce type de châtiment
risque de plaire beaucoup d’ici peu parce qu’il est blessant,
c’est-à-dire qu’il repose sur l’idée que
c’est à chacun d’avoir un regard qui blesse le puni ; le
premier venu est appelé personnellement à se désolidariser
en public du supposé coupable, ayant ainsi l’occasion de montrer
à tous sa vertu. Ces peines ne pourront qu’exacerber la haine de
la part de ceux qui en seront victimes : ce ne sera plus seulement
l’institution qui sera taxée de violence mais
« l’homme de la rue », et ce fort judicieusement.
Avant de poursuivre,
disons-le tout net, ces peines prétendument « de
substitution » ne sont pas, comme on a essayé de nous le
faire accroire, une alternative à la prison. Elles se surajoutent
à l’arsenal répressif actuel et ne remplacent rien. Elles
sanctionnent des faits ou des attitudes qui, jusque-là, ne valaient
quand même pas
la prison.
Par ailleurs elles vont
toujours dans le sens d’un contrôle social accru en emprisonnant
dehors ceux qu’on veut réprimer. Car le contrôle est bien le
propre de l’emprisonnement (surveillance de l’espace, du temps, des
occupations, des fréquentations). Les peines privatives de
liberté n’ont pas besoin de quatre murs pour enfermer
quelqu’un. D’autant qu’elles s’accompagnent les unes et
les autres de diverses mesures toutes chargées de menaces.
Mais que font donc les
modernes ? On peut fort bien sortir de prison 80 % des détenus
sans alarme ni scandale : le bracelet électronique serait effectivement
utilisé comme initialement prévu pour les prévenus en détention
provisoire avant leur jugement ; les toxicomanes qui causent tant de
difficultés aux surveillants seraient envoyés dans des lieux de
soins ; nous avons vu que les autorités compétentes estimaient
à un tiers de la population carcérale les malades mentaux, ce ne
serait sans doute pas un luxe inutile d’en remettre au moins une bonne
moitié entre les mains des psychiatres ; cela ne choquerait pas grand
monde si les malades en fin de vie étaient graciés ; les
étrangers n’ayant commis aucune autre infraction que
d’être en situation administrative irrégulière
encombrent étonnamment les prisons et, sur ce terrain, même au
ministère de l’Intérieur, on s’accorde à voir
dans la détention la réponse la plus déphasée
possible au problème posé ; quant aux petits délits, on
sait que l’opinion publique est très favorable au travail
d’intérêt général.
Ainsi le contribuable,
s’il savait qu’un condamné à un an coûte
22 630 euros (et 60 513 détenus ?) accepterait, d’un bon
cœur avisé, la libération de quatre cinquièmes des détenus
– à condition qu’ils soient punis sévèrement
mais autrement que par l’incarcération – pourvu que le
dernier cinquième, les « vrais criminels », ne
sorte jamais.
Pour eux on peut
craindre le pire.
Boucs émissaires,
symboles, ces captifs-là canaliseraient la haine de tous, toutefois
cette haine serait supposée rationnelle puisque les 20 % qui
resteraient seraient enfermés sous l’étiquette d’individus
dangereux.
Toute la question est de savoir ce qu’est un individu dangereux. Et
c’est toujours une question de contexte bien entendu. La petite
délinquance est la conséquence immédiate de modes de vie
imposés par une politique économique donnée, mais en
France chaque grand crime demeure la résultante d’une combinaison
de hasards. Les circonstances, l’âge, les conditions de vie,
l’état de dépression qu’on traverse, tout se conjugue
à un instant x pour que se produise un drame qui aurait pu ne jamais
arriver, qui n’arrivera plus. Il est déraisonnable de
considérer comme dangereux quelqu’un qui jamais ne
récidivera.
Si un homme ou une femme
apparaît comme « à bout »,
« prêt à faire une bêtise »,
infiniment désespéré ou montrant qu’il ne peut plus
concevoir les choses qu’à travers la colère, il y a tout
lieu de croire qu’il peut être dangereux, en particulier pour
lui-même. Mais la loi, croit-on, ne permet pas de sanctionner ce genre de
virtualité. Or quand un homme emprisonné est dans ce même
état, on trouve normal de le sur-condamner au pire (dans des
établissements de haute sécurité) et sans aménagement
de peine possible sous prétexte qu’il est « capable du
fait ».
Mieux encore : en
prison, les absurdités, la surveillance, les outrages et humiliations ne
peuvent que rendre furieux les hommes en cage. C’est parce qu’ils
sont incarcérés qu’ils sont considérés comme
dangereux. Sous prétexte de cette dangerosité, on ne veut plus
les libérer.
Un être dangereux
en soi n’existe pas. Un homme violent ou énervé, oui on en
connaît tous. Mais un homme dangereux... ? Les plus grands assassins
ne se font pas remarquer. Nous vivons près de criminels potentiels
à qui ne manque que l’occasion (qui vraisemblablement ne se
présentera jamais).
La prison
destinée aux « individus dangereux » sera donc
d’une cruauté extrême et cependant on voit encore poindre
une ultime alternative, la psychiatrisation. On prend prétexte des psychopathes
les plus déments pour décréter que tout meurtrier a besoin
de se faire traiter. Car il n’est pas humain de tuer son prochain.
Avec l’injonction
de soins, on a facilement réglé le problème pour les
délinquants sexuels. La castration et la lobotomie, quand elles peuvent
se passer de chirurgie, ont très bonne presse dans le public. Tant
qu’il s’agit de pilules ou de piqûres, on est dans le lisse,
le doux, le bénin. Ce n’est manifestement pas que le désir
sexuel qu’on lui coupe, mais tout désir, et avant tout celui de
vivre. Sa panique face à l’existence de zoophyte qui lui est
proposée comme « la » solution ne dure pas.
Très vite, son indifférence laquée à tout chagrin,
le sien et celui de ses proches, va lui permettre de glisser convenablement
dans l’obésité et la débilité mentale
attendues. Et tout le monde trouve ça bien.
Avant qu’on ne les
« soigne », les grands délinquants sexuels ou les
meurtriers atypiques passent devant des experts en psychiatrie qui dictent aux
juges et aux jurés la peine qu’il convient d’infliger.
Souvent ils n’ont jamais vu le prévenu. C’est dans le cas
patent d’erreur judiciaire reconnue que le côté grossier de
ces bouffonneries pourrait éclater au grand jour. Mais lorsque par
miracle un innocent est innocenté, personne n’a la
curiosité de revoir ces fameuses expertises qui l’avaient fait scientifiquement condamner.
Les
psychothérapies en prison sont rares, très superficielles.
Infiniment peu de détenus se sentent assez en sécurité
avec un psy pour lui déballer ce qui pourrait bien les faire passer pour
« encore pires » ou « plus
faibles » que l’administration ne l’imagine. Les propos
sont mesurés à l’aune de la bonne impression de
sincérité qu’on espère donner.
Ce qui tenterait les
penseurs de la criminalité influencés par des films de pure
propagande en provenance des pays anglo-saxons, plutôt que la
psychanalyse, c’est le behaviorisme. Fondé sur la
récompense et la sanction, il réconcilie le public avec cette
bonne vieille idée qu’on peut corriger quelqu’un, le
redresser, le dresser. Ces camps de rééducation ont un
passé et un bel avenir. On inculque aux délinquants les vraies
valeurs, la soumission à la hiérarchie, le goût de
l’effort, le courage physique. Et les juges nioulouques de rêver
d’envoyer tous les voyous s’y refaire une bonne mentalité.
On ne peut
évoquer les voies de modernisation du châtiment pénal sans
s’arrêter un instant sur les PEP, projets
d’exécution des peines. Ils sont apparus en 1996, il s’agit
d’un « projet commun à l’ensemble des
intervenants en milieu pénitentiaire, permettant de signifier au
condamné ce que l’institution attend de lui ». Le
détenu est censé se fixer des objectifs et s’engager par
contrat à les respecter. Les étapes en sont fixées dans un
livret qui le suit d’établissement en établissement.
S’il obtient de bonnes notes, ce ne peut qu’être un signe de
sa volonté de réinsertion. S’il ne s’en sort pas, ce
sera absolument de sa faute. Au moins l’administration
pénitentiaire aura tout fait pour qu’il puisse rentabiliser son
temps de prison ! En prison comme dehors, contre toute évidence, il faut
s’affirmer pleinement libre. Les projets d’exécution des
peines instituent une solidarité entre le détenu et
l’administration pénitentiaire. On attend du prisonnier une
entière collaboration. Il donne ainsi pleinement raison à
l’institution. Le condamné doit faire sien le jugement qu’a
prononcé contre lui la Société, s’y rallier de toute
sa bonne volonté. On imagine sans peine la tragédie que vit la
victime d’une erreur judiciaire. Bien peu de détenus auront le
courage de ne pas signer le PEP, en alléguant fort justement qu’un
contrat n’est valable que s’il est passé sans contrainte. De
toute façon, seront élargis plus tôt comme
déjà aujourd’hui ceux qui ont une bonne tête, qui
savent argumenter, sourire, les moins mal élevés, ceux qui
possèdent à l’extérieur un capital relationnel,
bref, les nantis. Les PEP sont censés
« resocialiser » les détenus.
L’administration pénitentiaire attend d’eux qu’ils se
convertissent aux normes socioculturelles des citoyens convenables. Mais il se
trouve que le délinquant est celui qui a refusé une organisation
sociale qu’il juge lui être défavorable. L’asocial vit
avec d’autres asociaux, c’est son milieu (et parfois « le
milieu »).
Le projet
d’exécution des peines prévu pour la durée de la
détention va trouver tout naturellement dehors son prolongement par le suivi
socio-judiciaire
institué par la loi du 17 juin 1998 visant les délinquants
sexuels (du moins dans un premier temps). Cette mesure est une peine qui peut
être prononcée par le tribunal en plus de la peine de prison.
À leur libération, les délinquants sexuels doivent
accepter de se plier régulièrement à divers
contrôles sociaux et policiers et répondre surtout à
« l’injonction de soins » qui leur a
été signifiée.
Quand il s’agit,
à la sortie de prison, d’une psychothérapie, il est juste
un peu saugrenu d’imaginer qu’un juge condamne quelqu’un
à établir une relation de confiance avec un soignant ; mais
lorsqu’il s’agit d’une chimiothérapie imposée
par des psychiatres peu enclins à se voir rendus responsables
d’une éventuelle récidive, on peut être certain que
le soigné aura droit aux doses les plus monstrueuses possibles de
neuroleptiques. Et à vie.
Les condamnations les
plus inquiétantes vont se diluer dans la vie de chaque jour. Il est
d’autant plus clair que s’attaquer à la prison ne suffit
pas. C’est le châtiment en tant
que tel qui doit faire l’objet de toute notre méfiance et
d’une surveillance organisée.
La punition ne sert à rien, elle est pernicieuse
Les juristes
reconnaissent à la peine cinq fonctions : rétribution,
intimidation, exemplarité, amendement et élimination ou
neutralisation temporaire.
Le sens premier (mais
dernier sans doute aussi) est religieux : les bons sont
récompensés, les méchants sont punis. Qu’est-ce qui
est bien ? Soit ce que veut Dieu, soit Dieu n’existe pas et c’est
l’homme qui décide de ce qui est bien ou mal en fonction des
civilisations où il évolue. Au mépris de tout bon sens, la
rétribution est l’affirmation que dans cette vie le méchant est
puni et l’homme bon au tableau d’honneur.
On ne punit qu’un
inférieur, celui que l’on veut placer en situation
d’infériorité : l’enfant, le subalterne,
l’esclave ou l’animal. Un accusé est toujours traité
en inférieur. D’autant que c’est un pauvre (quand
l’inculpé est riche, le pays est sens dessus dessous,
« c’est à n’y rien comprendre »), le
pauvre n’a pas de mots pour expliquer, se défendre. Le vol est
incomparablement plus répandu et plus coûteux pour la
société dans les hautes sphères des affaires et de la
finance ; ces détournements ingénieux ne scandalisent pas grand
monde. Le vol comme le meurtre sont très admirés quand ils sont
bien faits ; ce qui reste choquant pour la morale, c’est en fait le
côté trivial de la délinquance.
Mais il est vrai que
l’homme craint d’être tué. Nous vivons à la
merci de tous ceux qui nous entourent, au xxie siècle
comme aux temps les plus reculés de la préhistoire. De toutes les
espèces, l’espèce humaine est la seule à
s’entretuer de façon de plus en plus aléatoire au fur et
à mesure qu’elle évolue. Mais il nous reste heureusement
quelque chose des grands singes et c’est ce qui nous protège en
temps de paix de trop d’homicides. Il y en a quelques-uns pourtant. La
police, en particulier au service des disparitions, sait fort bien que de
nombreux crimes de sang, souvent commis par des proches de la victime, restent
impunis. Le crime parfait existe.
Sans parler du quidam
outré de s’être fait cambrioler qui n’hésite
pas un instant à « rouler » aussitôt sa compagnie
d’assurances ; mais voleur, lui ? Comme le larron entré chez
lui, il estime que « voler les riches », c’est se
rendre justice.
La criminalité
réelle est tellement plus importante que la criminalité
réprimée qu’on peut se demander à quels naïfs
s’adressent les représentations que sont les procès et les
prisons.
« Crime : en
Droit, infraction que les lois punissent d’une peine afflictive ou
infamante. » (Petit Robert). En soi, le crime n’existe pas.
Infiniment plus d’agressions que celles qui sont passibles des tribunaux
détruisent nos vies. Mais cela rassure de « tenir le
coupable ». Ni plus ni moins que dans certaines tribus, dites
primitives, où l’on va réclamer dans une peuplade voisine
le prix du sang pour celui qui, mort de maladie, n’a pu
qu’être « envoûté ». Question de
croyance.
La question pour un
citoyen n’est pas de savoir où sont le bien et le mal, à
plus forte raison ce que ces mots signifient, mais de se plier aux lois. Pour
le Droit, les consciences individuelles et leurs alarmes n’ont pas la
plus petite importance. Le Droit est une convention fragile qui ne repose que
sur la seule volonté de tous d’obéir (par
commodité). Une société ne peut survivre sans cette
soumission. Lois antisémites d’une époque, loi Gayssot
d’une autre : libre à certains de les trouver
scélérates, mais les transgresser entraîne un
châtiment aux pénibles effets.
Seulement voilà :
l’auteur d’un délit ou d’un crime a souvent dû
choisir entre deux lois : un jeune ne peut se permettre de braver les lois
sexistes de son clan sans en subir les conséquences, une punition
sévère : il doit participer à la
« tournante » ou à une
« expédition punitive contre des
pédés ». Refuser, c’est être un insoumis,
ce qui entraîne forcément des suites fâcheuses. Normal. La
loi au-dessus des lois est celle de l’État et personne
n’essaie de nous faire avaler que c’est la meilleure, on tente
simplement de nous montrer qu’elle dispose de moyens de coercition plus
étendus et plus impitoyables que ceux des autres brutes. Mais cela
devrait quand même faire s’interroger ceux qui voient dans la
sanction une exigence de la rétribution.
« On ne peut
quand même pas laisser libres d’agir les criminels ».
Répétons que la grande majorité d’entre eux ne sont
jamais arrêtés ni punis et que les criminels, un jour ou
l’autre, retrouvent leur liberté. La question pourrait prendre un
autre sens si l’on se demandait comment empêcher de nuire un individu
dangereux. A priori on ne voit pas pourquoi celui qui aurait commis telle
action serait plus dangereux que celui qui ne l’aurait pas encore
commise, c’est-à-dire n’importe qui. Nous avons
déjà dit plus haut qu’un individu ne devenait dangereux que
dans un certain contexte ; nous pouvons tous l’être. C’est
sur les situations que nous pouvons intervenir, pas sur « celui qui
a agi », et à plus forte raison pas sur « celui
qui n’a pas encore agi ».
« Et les
tueurs en série ? » L’expression même laisse
supposer qu’on range dans cette catégorie des tueurs (non
professionnels) agissant mécaniquement, or non seulement les assassins
qui répètent leurs crimes sont rarissimes mais chacun de ces
homicides est unique et affolant pour son auteur (c’est le public qui
tient à faire de lui un homme machine). Mais admettons qu’on
puisse de loin en loin trouver des meurtriers « prêts à
recommencer ». Les plombiers cannibales existent et aussi les
siamois et autres monstres. La tératologie nous enseigne ceci : que rien
n’est plus rare qu’une rareté. Face à un couple siamois,
à un hermaphrodite, que faire sinon inventer des rapports
différents ?
Punir celui qui a
tué, c’est seulement lui montrer notre colère
(éventuellement le tuer), notre agressivité épouse la
sienne. Et il ne sert à rien de s’abaisser chaque fois
jusqu’à ce degré de notre misère.
L’indignation
n’est pas la même face à la délinquance courante
où c’est notre impuissance qui nous désespère.
Pourtant, en ce domaine, on peut justement agir politiquement (agir dans la cité).
Nous savons fort bien que le voleur préférerait être
marchand de biens ou présentateur de télévision et que la
délinquance augmente en fonction non de la pauvreté mais de
l’écart grandissant entre pauvres et riches. Dans ce cas, ce
n’est plus tant l’envie qui anime le voleur que la rébellion.
La plupart des jeunes
ignorent comment se sortir de cette vie couleur de béton. À
quinze ans, la détresse suinte déjà de chaque souvenir. Se
mettre en rupture de ban permet juste de connaître quelques rares instants
la fierté
d’avoir su dire non à une vie trop moche. Parfois il n’y a
même pas eu de rage, seulement un commencement de chagrin.
Des juges souhaiteraient
pouvoir condamner le crime sans condamner son malheureux auteur, mais ils ne
sauraient se cacher que le blâme en lui-même est déjà
violent dès lors que quelqu’un est accusé d’avoir commis un
délit ou une erreur. Dans l’état actuel des choses, le
procès est toujours une cérémonie de dégradation,
il vous couvre d’opprobre quand bien même vous seriez relaxé
à la fin des débats.
Chacun fait ce qu’il
peut à un moment donné. Ce qu’il peut dépend de
l’estime qu’il a de lui-même. Rien n’est plus urgent
que de lui rendre cette estime, et au prix fort. Avant de condamner. Avant de
juger. Avant d’accuser. Avant toute autre chose.
On ne peut nier que la
peur du gendarme influence certains comportements (sur la route par exemple),
mais le châtiment ne fait peur qu’à ceux qu’on
intimide facilement, ceux qui sur des rails ne risquent pas de
s’écarter du bon chemin. Plus le châtiment est lourd plus on
est censé s’effrayer, être révulsé. Or au long
des siècles, on chercha à tremper un doigt ou des linges dans le
sang des suppliciés. En France on dut supprimer les exécutions
publiques en 1939 tant le sang des guillotinés déchaînait
de scènes d’hystérie collective étrangement plus
proches de l’amour que du ressentiment espéré.
Pour les voleurs, les
escrocs, les faux-monnayeurs, la prison représente le risque
professionnel. Les métiers périlleux comme ceux de pêcheur
ou de mineur n’ont jamais été en mal de main
d’œuvre ; tout au contraire ils exercent un fort pouvoir de
séduction et un réel attachement de la part de ceux qui les ont
embrassés.
Ceux qui ne se laissent
pas intimider, les « délinquants » revendiquent
leur entrée en prison comme l’intronisation dans le monde des
durs. Bien sûr, c’est souvent de la frime. Mais, dans les milieux
de la délinquance, c’est une question de dignité que de
savoir se montrer beau perdant. Chez les petits loulous, il est bien vu de
jurer « La zonzon ne me fait pas peur, à moi »,
même si la première nuit en maison d’arrêt on claque
des dents et qu’on sent pâlir ses reins. Devant ses admirateurs
– l’exemplarité ne jouant que dans ce
sens –, celui qu’on a libéré tire la
leçon de son incarcération en affirmant : « On va
me le payer ! »
Des naïfs semblent
attendre de la prison que le détenu réfléchisse et
regrette ce qu’il a fait. Sauf dans ces cas tout à fait
exceptionnels, quand il y a mort d’enfant ou de l’être
aimé par exemple, le remords est rarissime et l’on peut supposer
qu’il serait identique si l’auteur d’un tel acte
n’avait pas été arrêté.
Le repentir est
lié à une faute. Mais ce qui est faute à ses propres yeux
n’a que très exceptionnellement à voir avec la Loi. Le
regret qu’éprouve un détenu c’est le plus souvent
celui de s’être fait prendre ou d’avoir manqué une affaire en or. Quant à celui qu’on
exige de lui au moment du procès, il ne s’agit que de
déculpabiliser juges et jurés en validant l’acte
d’accusation.
De toutes les fonctions
de la peine de prison, c’est la seule qui remporte encore les faveurs
d’une bonne partie de la population.
Bien des gens seraient
d’accord pour faire disparaître les gêneurs et autres
fauteurs de troubles, mais « sans leur faire de mal ».
Comment pourrait-on imaginer « ne faire aucun mal »
à des hommes qu’on prive de liberté, qu’on
sépare des êtres par lesquels ils vivent, qu’on coupe de
leur passé et de leur avenir ?
« Pendant
qu’ils sont enfermés, au moins on a la paix ! »
Mais enfin environ 70 000 malfaiteurs sont libérés
chaque année. Finalement la question est bien celle-ci : faut-il
les laisser sortir ?
N’importe quel
tueur voit bien en prison que la vie d’un homme ne vaut strictement rien.
« Mais cette punition, ils l’ont
méritée ! » La manière dont on punit
autrui révèle toujours jusqu’à quel degré de
cruauté on peut descendre. Il serait vain de penser contre ce monde,
nous n’y respirons mieux qu’en pensant autrement.
Car on peut concevoir la
vie autrement. Nous avons déjà dit que dans certaines familles,
il était exclu d’abaisser son enfant par le châtiment, la
sanction, la menace, la punition qui sont les armes de celui qui se veut le
plus fort contre le faible et ne font passer de génération en
génération qu’une chose, le goût pervers des
auto-flagellations ou le désir de punir. Bien sûr cela suppose
qu’on sache dire non et reprendre l’enfant aimé sans le
blesser ; rares sont les parents qui en sont capables.
Un enfant qui n’a
jamais connu la clémence lorsqu’il a fait une bêtise
n’éprouvera aucune pitié face à ses victimes. De la
même façon, celui qui aura été condamné
froidement à une peine sévère pour un hold-up
n’hésitera pas à tuer tout aussi froidement lors d’un
prochain braquage.
La prison appelle la
récidive parce qu’elle jette dehors des gens
désaxés, miséreux, perdus pour tous, mais aussi parce que
beaucoup de délinquants « se sont
installés » en taule, que celle-ci est devenue le lieu
où ils ont échafaudé comme ils ont pu leur personnalité
de « mauvais garçon », qu’elle est
l’unique refuge de leur chienne de vie.
Lorsqu’on punit,
on veut faire expier à quelqu’un sa faute. La douleur
infligée au coupable est censée rétablir un
équilibre : il faut contrebalancer le crime par une souffrance
équivalente. Quelle idée ! À ce compte-là, il
serait juste de vitrioler cette femme qui a vitriolé sa rivale, juste de
violer l’homme qui a violé.
Ce serait juste mais
cruel et imbécile. Pourquoi librement agirions-nous en
scélérats au nom de la Justice ? Il est aberrant de penser
qu’un mal compense ou annule un autre mal. Il le multiplie. Il touche le
coupable, mais aussi tous ses proches.
Quand on fait du mal
à quelqu’un, il devient une victime. Les détenus sont tous
des victimes, pas « victimes innocentes », mais
qu’on le veuille ou non, victimes.
Rares sont ceux,
athées ou croyants qui voient dans la justice autre chose que le salaire
des bons et des méchants : la possibilité d’une
réparation et d’une réconciliation.
Pistes abolitionnistes
Les abolitionnistes ont
lutté contre l’impossible, l’esclavage, la peine de mort.
Combat utopique et perdu d’avance puisque l’esclavage comme la
punition par la mort avaient existé de tout temps et devaient donc,
comme la soumission des femmes et des enfants, comme la maladie et les
infirmités, de tout temps exister. D’autres abolitionnistes (ou
les mêmes) ont engagé le combat contre la prison. On leur oppose
indéfiniment cette même résignation : oui, incarcérer
est un peu navrant, un peu barbare, mais il n’y a pas moyen de faire
autrement.
On soupçonne les
abolitionnistes d’angélisme. Mais n’est-ce pas plutôt
de l’autre côté qu’est l’angélisme, quand
on s’imagine que la prison peut permettre à la Société
de se protéger de la délinquance en amendant les
détenus ?
Dans ce beau printemps
de mai 68 qui dura une dizaine d’années, on a
réfléchi beaucoup et l’on s’est interrogé sur
le bien-fondé de l’incarcération. On passa aux actes. Aux
Pays-Bas, en 1970, seulement 35 condamnations de trois ans ou plus ont
été prononcées ; 49 personnes accusées
d’homicide ont été condamnées à des peines de
moins de trois ans ! (Cf. Criminal Justice in the Netherlands, Louk Hulsman, Delta
1974).
Au cours des
années 90 où culmine la sauvagerie officielle, dans presque
toutes les contrées du monde, la population carcérale a
augmenté de 20 % et d’au moins 40 % dans la
moitié des pays. À deux exceptions près : la Suède
qui maintient le cap vers la baisse depuis 1997 et surtout la Finlande, seul
État du monde à avoir enregistré une baisse constante des
incarcérations tout au long de ces quinze dernières
années. Sur 100 000 habitants, 700 sont en prison aux
États-Unis, 54 en Finlande ; certes la délinquance est
moindre en Finlande mais si l’on compare à des pays comparables en
ce domaine, on voit qu’il y a cinq fois plus de détenus en
Lettonie, Lituanie ou Estonie. Il y a en Finlande une volonté politique
forte, qui s’est enracinée du temps du communisme en URSS,
d’échapper à la violence d’un État policier.
De 1970 à 2000, les pénalistes finlandais ont multiplié
les études et recherches sur le coût de la prison, ses
résultats et le poids néfaste du châtiment sur la culture
et le bien-être d’un pays. Au vu des résultats, ils ont
choisi d’éviter l’incarcération dans toute la mesure
du possible.
Jusqu’au xvie siècle, pour cicatriser
les plaies, on y versait un pot d’huile bouillante. Ambroise Paré
osa faire autrement. Depuis lors, on ligature, on recoud, on répare. En
eût-on juste gagné de la souffrance en moins que cela en aurait
valu la peine. Mais il se trouve aussi que c’était plus efficace,
qu’on y courait moins de risques d’abîmer à jamais les
chairs autour de la blessure.
Malgré la
période sinistre que nous traversons et parfois à cause
d’elle, l’idée d’abolition pure et simple fait son
chemin. Au moins deux angles d’attaque sont actuellement
envisagés.
Les abolitionnistes
modérés – une petite minorité qu’on
retrouve en particulier chez des juges – estiment qu’on peut
encourager tout ce qui peut faire tomber en désuétude la prison ;
par les peines de substitution, on pourrait restreindre au maximum les
incarcérations. La fermeture des prisons serait, selon eux,
inéluctable vu leur forme misérablement anachronique au xxie siècle. Ils pensent
que, pour commencer, réduire le temps des peines est le meilleur moyen
d’évacuer le maximum des détenus n’ayant pu
bénéficier de peines de substitution.
C’est une
démarche logique : puisque la peine de mort a été
supprimée, il faut aussi – et exactement pour les mêmes
raisons – supprimer l’autre élimination physique
qu’est la prison à vie. Ainsi en Norvège, en Espagne, au
Portugal, à Chypre, en Slovénie, en Croatie a-t-on aboli la peine
de perpétuité. Mais le temps n’est pas qu’une
durée, il est la substance de la vie. On ne vit pas une peine de trois
ans de prison de la même manière quand on est condamné par
la médecine à mourir à court terme et quand on jouit
d’une bonne santé. La suppression de la peine perpétuelle est
une solution bancale. D’autant que si elle était abolie, on
courrait assurément le risque de voir flamber les peines de 30 ou 20 ans
incompressibles.
Un congrès
abolitionniste, l’ICOPA, rassemblant criminologues et juristes du monde
entier se réunit tous les deux ans depuis 1983 ; à la suite des
idées développées au congrès d’Amsterdam en
1985, l’ICOPA, International Conference on Prison Abolition, décida de
s’appeler désormais International Conference on Penal Abolition (Congrès
international pour l’abolition du système pénal) : il
était clairement apparu qu’il ne servait à rien de lutter
contre la prison tant que dureraient le système pénal et la
volonté de punir.
Les abolitionnistes
proposent de remplacer la justice rétributive actuelle (infliger du mal
à qui a infligé du mal) par une autre qui ferait de la victime et
non du criminel le centre du processus. Trois grands axes orientent
actuellement les idées abolitionnistes.
Plutôt que de
livrer la guerre, on doit faire appel aux diplomates, leur donner le temps et les
moyens d’obtenir un règlement du conflit qui satisfasse les deux
parties.
En France, la
médiation pénale existe mais n’est mise à
contribution que pour les petits délits. Dans d’autres pays,
notamment au Canada ou encore en Australie, on cherche à faire
fonctionner ces instances de médiation pour des affaires pénales
plus graves en particulier celles mettant en cause de jeunes
délinquants.
Il s’agit dans
tous les cas de rassembler les acteurs et victimes d’agressions. Il est
exclu de punir ou de sanctionner. Chacun est invité à
réfléchir aux moyens à mettre en œuvre pour
réparer les dégâts et éviter que cela ne recommence.
Un véritable
bouleversement dans le système judiciaire eut lieu dans les
années 90. Jusque-là, les rencontres entre victimes et offenseurs
excluant toute idée de punition semblaient ne pouvoir fonctionner que
pour des affaires « sans gravité ». Soudain on vit
à l’œuvre ce principe pour les assassinats les plus atroces.
En Afrique du Sud, dans les dernières années de l’apartheid, des tortures aussi
inédites que monstrueuses ont été pratiquées par
ses partisans mais aussi par les autres. La commission Vérité
et Réconciliation a opéré une véritable
révolution dans la Justice. À condition d’avouer
publiquement son crime dans un face à face avec la famille de la
victime, le coupable était assuré de n’être pas
condamné, de repartir libre. Mais il devait tenter de comprendre et
d’expliquer pourquoi il avait agi ainsi et répondre à
toutes les questions des personnes qu’il avait torturées ou des proches
de celles-ci.
Cependant
l’idée de médiation nous amène à nous poser
quelques questions.
Le terrain est
miné dès lors que les commissions s’engluent dans des
structures institutionnalisées. Car qui s’arroge le droit
d’arranger les choses ? Des travailleurs sociaux ? Des
psychologues ? Vraisemblablement des professionnels estimant de leur
devoir de raccommoder les trous du tissu communautaire. Mais il se trouve que
toute instance visant à une nouvelle institutionnalisation des rapports
est à terme porteuse de violence car nous souffrons tous, par-dessus
tout, de ne pouvoir créer des relations qui ne soient pas
immédiatement réduites à des rouages sociaux.
Le deuxième
obstacle, celui de la participation de l’agresseur et de la victime,
présente davantage encore de difficultés. A priori le
délinquant, lui, refuse les règles sociales ; comment
accepterait-il de jouer le jeu de la conciliation, de reconnaître un tort
par rapport à une loi qu’il ne reconnaît pas pour sienne ?
Troisième
question : quand bien même l’affaire serait réglée
entre les deux parties, qu’en serait-il des conditions sociales qui ont
produit le délit ou le crime ? (Reconnaissons en passant que cette
question est définitivement mise de côté dans le
système judiciaire actuel.)
Des abolitionnistes
avaient très tôt mis en garde les adeptes de la médiation
contre ces questions. Un juriste, Louk Hulsman, a été le premier
à insister sur la nécessité de créer pour chaque
conflit des commissions ad hoc dont les membres seraient proches des personnes
impliquées dans le conflit. À chaque affaire, une commission
nouvelle. Chacun, victime et agresseur, s’entoure ainsi de gens qui le
soutiennent mais ont décidé avec lui de régler
l’affaire aussi pacifiquement que possible ; il doit pouvoir choisir ses
alliés et sa méthode d’approche des
événements. Pour tous le crime est une tragédie, mais qui
touche aussi bien l’offenseur que l’offensé.
Que devient
là-dedans la défense de la Société ? Une expression
creuse, parfaitement vide. Car ce sont les hommes qui valent la peine
d’être défendus. Le crime ou le délit n’est
plus une offense à la Loi, mais une offense à quelqu’un.
Quant à la
troisième question posée, c’est celle de la
prévention, non pas bien sûr dans le sens devenu habituel de
contrôles policiers, mais en celui de lutte implacable contre la
pauvreté, avec une vie culturelle intense, des voyages, des groupes
populaires de réflexion, enfin tout ce qui peut élargir le champ
des consciences. Aucune prévention ne peut supprimer la colère,
l’indignation des « asociaux », mais il existe une
délinquance malheureuse parce qu’obligatoire, une
« déviation » en cul-de-sac devenant
cul-de-basse-fosse organisée pour éliminer à force
d’échecs les plus malhabiles, les moins
« performants ». Contre ce cynisme-là, on peut
agir. Ceux qui admettent la nécessité d’une
prévention admettent que la délinquance a des origines
économiques, sociales, urbanistiques, culturelles. Et à cause
d’erreurs économiques, sociales, urbanistiques, culturelles, des
individus singuliers sont jugés et condamnés à la prison,
avilis et stigmatisés pour toujours ; c’est eux qu’on punit
des fautes commises par les gouvernants qui mettent en place les conditions de
la délinquance. N’est-ce pas dans les fameux
« États providence » tant décriés
où l’aide sociale a été la plus
élevée, en Scandinavie, que le taux de délinquance a
été le plus bas ?
Peut-on remplacer le
droit pénal par un droit non pénal ? Des juristes reconnaissent
que le droit civil avec quelques modifications peut remplacer avantageusement
le droit pénal fondé sur le châtiment : le droit civil
établit les responsabilités sans s’évertuer à
trouver s’il y a eu faute et cherche la réparation, non la
punition. Ils rejoignent ici des philosophes qui considèrent la culpabilité
comme « un concept impondérable et scolastique »,
comme dit Louk Hulsman, tout à fait hors de propos quand il s’agit
de faire face à un événement douloureux.
Ces dernières
années, on criminalise en dépit du bon sens un peu
n’importe quoi : il est chimérique de prouver la
volonté d’utiliser des informations confidentielles dans le
« délit d’initié » ; les lois
sentimentales dictées par les lobbies du politiquement correct comme
celles supposées réagir contre le racisme font pire que
mieux ; celles sur le harcèlement sexuel donnent lieu à des
dérives scabreuses. Et que dire des...
« incivilités » !
On peut cesser de
criminaliser, on peut aussi décriminaliser. La
dépénalisation de la drogue permettrait non seulement de vider les
maisons d’arrêt, mais de juguler à la source la
délinquance des cités tout autant que les principaux
réseaux maffieux du monde : ils n’existent que parce que la drogue est
interdite.
Décriminaliser ou
arrêter de criminaliser permettrait aussi de réfléchir
à ce qu’est une loi. Peut-on concevoir qu’un assassinat
puisse ne pas être un crime ? Nous n’avons pas besoin de loi pour
savoir qu’un meurtre est une inadmissible catastrophe.
Parce que nous
recherchons la vie, nous sommes poussés à vivre en bonne intelligence avec ceux qui nous
entourent. Hors les guerres, le fait de tuer reste rare. « Mais il y
a des meurtres ! » Oui, il y a des meurtres et depuis des
milliers d’années les lois interdisent le meurtre.
Il faut se
protéger des agressions comme des inondations, des incendies, des
maladies et des infirmités qui nous menacent. C’est à
chacun de se préserver. Il est toujours inconsidéré de
trop compter sur « les pouvoirs publics ». Choisir de laisser
sa porte ouverte est aussi une manière de se protéger et pas la
plus sotte...
Les meurtres, rixes,
vols sont des accidents. Nous devons tout tenter pour les éviter, mais
nous pouvons vivre avec le risque. Nous le faisons chaque fois que nous
traversons une rue ou montons dans une voiture. La prudence, la vigilance,
l’intelligence sont nos seuls atouts.
Dans des centrales comme
Saint-Maur ou Clairvaux, la majorité des détenus sont
supposés dangereux, presque tous ceux qui prennent un café avec
leur famille, regardent des photos ou roucoulent sont considérés
comme de grands criminels. Or les femmes et les enfants qui sont là ne
sont pas en danger. Dans les foyers où on les accueille, à
Emmaüs et dans quelques autres lieux, ces
« criminels » ne font peur à personne. Pas parce
qu’ils se seraient convertis à des vues plus honnêtes, mais
parce que tout danger relève d’une situation précise.
Ouvrir aujourd’hui les prisons ne présente aucun danger parce que
cela ne modifierait en rien les situations individuelles où se retrouveraient
tôt ou tard les sortants de prison. En revanche on lutte efficacement
contre le viol, le racket, les agressions physiques quand on s’attaque
à la misère matérielle ou sexuelle, à
l’alcoolisme, au manque de perspective. La fermeture des prisons
s’accompagnerait forcément d’une refonte totale de
l’éducation. Il n’est pas dit que l’enfermement des
enfants à l’école soit la meilleure éducation
possible à la liberté. La délinquance est pratiquement
toujours une réponse à l’échec scolaire. La
révolte des gamins qu’on mène à l’abattoir est
un signe de clairvoyance et de santé. Nous avons besoin de rebelles, de
rebelles conscients. Leur colère contre le mépris est la
nôtre, mais nous ne pouvons supporter qu’elle soit dirigée
ni par la police ni par les caïds qui les enrôlent dans la
délinquance comme d’autres le font pour l’armée.
L’ineptie consiste à vouloir conclure
(Flaubert)
Il ne servirait à
rien de soulever la question du châtiment si elle était
résolue ou en voie de l’être. On va vers une répression
accrue et ce n’est pas le moment de parler de supprimer les prisons. Mais
l’abolition de cette punition aussi cruelle qu’irrationnelle doit
être discutée à contretemps, c’est le seul moyen pour
qu’un jour il en soit temps.
Quand une solution est
mauvaise, il est veule de ne pas oser reposer la question sous prétexte
qu’elle va nous plonger dans le désarroi. Si un régime
quelconque avait décidé de résoudre le problème de
la délinquance en peignant les arbres en rouge, quel risque
courrions-nous quelque temps plus tard à reconnaître que ça
ne sert à rien ? Emprisonner des gens ou peindre des arbres en
rouge, c’est pareil.
À chacun de se
demander s’il pense qu’il est bon de faire souffrir quelqu’un
parce qu’on lui a donné tort d’avoir lui aussi causé
de la souffrance. Certains rétorqueront : « Personnellement
je n’ai aucun intérêt à réclamer un
châtiment pour quelqu’un qui ne m’a pas nui, mais il
s’agit des intérêts de la Société et je tiens
à la défendre ». Quelle différence y a-t-il
entre le mal commis dans l’intérêt de ladite
Société et celui commis dans le sien propre ?
Même si l’on
se réfère à l’aspect social de la question, nous
savons que la prison est inutile puisque les délinquants en sortent tout
aussi délinquants. Elle est surtout doublement dangereuse : quand ils se
retrouvent dehors, les anciens taulards, après avoir ingurgité
les innommables humiliations dont nous avons à peine parlé,
débordent de haine et ont hâte de se venger. Les coups, les
blessures, les viols augmentent, avons-nous dit. Plus une société
est répressive, plus elle entraîne de brutalité entre ses
membres (question de solidarité mécanique). Mais aussi, et
c’est se mettre dans une sale position, tout le monde fait comme si la
prison réglait la question, elle aveugle ainsi les consciences, cache
l’inanité de la réponse, empêche qu’on
réfléchisse à une solution.
Des abolitionnistes le
sont pour des raisons d’ordre éthique parce qu’ils estiment
mal de faire violence à quelqu’un sous prétexte qu’il
a commis une faute. D’autres pensent que la prison est parfaitement
irrationnelle. Souvent les deux attitudes sont mêlées. C’est
le cas de certains juristes qui trouvent aberrant de garder
l’incarcération comme instrument de défense des valeurs démocratiques
: on ne peut garantir la vie en donnant la mort, on ne peut défendre la
liberté en enfermant des milliers d’individus, on ne peut refuser
la violence en utilisant la violence. Quand un État dit
démocratique détient un citoyen, il lui fait subir TOUT ce
qu’il considère comme opposé à ses valeurs.
Dans la plupart des
pays, on a supprimé la peine de mort : parce qu’il y a
forcément des erreurs judiciaires sans possibilité de rendre les
années de vie arrachées, parce qu’elle flatte le sadisme
d’un grand nombre, parce qu’elle est inutile. Ces trois raisons
restent tout aussi valables en ce qui concerne l’incarcération.
Nous devons le
répéter : l’enfermement à la merci de gardiens, les
pires humiliations qu’un homme puisse vivre, la séparation
d’avec ceux qu’il aime, en un mot la prison, tout cela est une
torture. Beaucoup souhaitent qu’il en demeure ainsi. D’autres
n’en ont aucune envie. Ils trouvent même que c’est
destructeur pour eux et pas seulement pour ceux qu’on met sous les
verrous.
La prison n’est
cependant qu’un épiphénomène, elle n’est la
grande punition
que parce qu’il y a eu jugement. Et le jugement aussi nous écrase.
Aucun homme ne peut en juger un autre. Pas parce qu’il est
évidemment vrai que chacun de nous est capable du pire, mais parce que
nous manquons d’intelligence et que la conscience d’autrui demeure
inconnaissable. Qui juge condamne. Qui condamne détruit. Toute peine est
par définition douleur, impossible de sortir de là.
Les systèmes
s’effondrent, si solides qu’ils paraissent. L’Ancien
Régime ou les républiques soviétiques ont basculé
dans le vide tout d’un coup. Le système pénal durera encore
longtemps. Ou bien non.
En 1610, on brûla
en Espagne onze sorcières devant 30 000 spectateurs enthousiastes et
sûrs de la bonne justice de ces autodafés. Ce fut une belle
fête. Quatre ans plus tard, l’Espagne renonçait à
cette barbarie et s’étonnait de l’avoir fait durer si
longtemps. Sans que rien n’en transparaisse, pendant de longues
années, des penseurs, des juristes, et pourquoi pas quelques servantes,
avaient avancé des arguments jusqu’à saper les fondements
de l’édifice qui resplendissait encore de tous ses atroces feux
juste avant sa disparition.
La prison peut et doit
disparaître, parce qu’elle est afflictive, un désastre
volontairement organisé par des hommes contre des hommes, parce
qu’elle est un supplice, qu’un châtiment est toujours une
sordide affaire.
Le châtiment
peut-il disparaître ? Non, pas plus que la cruauté de
l’homme. Il réapparaîtra s’il le faut, en dehors du
droit pénal. Il est la condition de toute loi et la loi la condition de
toute société. Mais rien ne nous empêche, vivant en
société sans pouvoir y échapper, de nous élever
contre ce qu’elle sécrète comme les punitions, la violence,
le travail, l’argent. Nous pouvons, de civilisation en civilisation,
refuser notre aliénation, nous rebeller avec constance,
légalement ou illégalement qu’importe, bref réagir,
réfléchir.
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