Interview réalisée par Catherine Baker pour l'émission "Au cœur de la prison, le châtiment" sur France Culture 5ème émission : les abolitionnistes (02/08/2002)
Louk Hulsman, vous êtes professeur émérite de droit pénal et de criminologie à Erasmus Université de Rotterdam, mais vous êtes surtout connu en France pour être un des principaux abolitionnistes. J’ai travaillé pour le ministère de la Défense, avant d’être envoyé à Paris pour travailler à la mise en place de la communauté européenne de Défense. Je travaillais surtout sur la législation. Dans le cadre de l’enseignement juridique, les gens apprennent les choses sur la base de textes sacrés que sont les lois. Moi, un peu par hasard, je prenais part à la rédaction de telles lois, et j’ai perdu tout respect pour la loi dans la mesure où je savais ce que cela voulait dire. Cela me semble très important, car les juristes méconnaissent cet aspect des choses, que l’on n’enseigne guère dans les facultés de droit. Plus tard, je travaillai pour le ministère de la Justice, avec cette volonté de comprendre la réalité des chose, une curiosité, et aussi un certain scepticisme.
D'où vient donc votre espoir de voir la fin du système carcéral ? J’ignore si je verrai un jour la fin du système carcéral. D’abord, ce n’est pas, pour moi, un espoir. Enfin, de moins en moins… Sans doute, au cours d’une certaine période de ma vie, j’ai cru que l’on pouvait changer certains aspects d’ordre structurel de la société. Cela, j’y crois de moins en moins. Il me semble que la seule chose qu’on puisse vraiment changer, c’est soi-même, et les gens qui vous sont proches. Malgré tout, je ne suis pas aveugle, et durant ma propre existence j’ai vu certaines choses arriver auxquelles personnes ne s’attendaient. Par exemple, ici, l’Eglise catholique a dominé toute la vie publique. En quelques années, cette influence a disparu. Le système soviétique s’est dissipé. Il est très normal que les systèmes disparaissent, même si certains d’entre eux peuvent naturellement perdurer durant des décennies et peut-être même des siècles.
L'ICOPA, la conférence internationale sur l'abolition de la prison, qui réunit régulièrement en colloques les abolitionnistes du monde entier, s'est d'abord élevée contre la prison, mais très vite est apparu que le fondement de l'incarcération c'était bien le système pénal. Or, si beaucoup sont convaincus de l'inanité de la prison, y compris parmi les plus répressifs, peu de gens osent penser à l'abolition du système pénal. Comment pouvons-nous soulever cette montagne ? Pour ma part, je distingue deux formes d’abolitionnisme. D’une part, l’abolitionnisme comme mouvement social, au même titre que le mouvement pour l’abolition de l’esclavage, ou de la discrimination raciale, ou sexuelle… D’autre part, ce que j’appelle l’abolitionnisme académique. Dans les facultés de droit, le rôle de l’universitaire est essentiellement un rôle de prêtre. Il explique et essaye d’interpréter les textes sacrés, et ce qu’il affirme fait alors autorité. J’ai également été influencé par Foucault, qui justement ne voulait pas être un intellectuel ni dire ce qu’il était bon ou mauvais de penser, mais plutôt expliquer, rendre les formes de pensée plus transparentes, déterminer leurs origines, la part d’empirique telle qu’on peut la discerner à travers les interactions sociales. Ainsi, j’ai modifié ma façon d’enseigner et de penser. L’université devrait permettre de prendre une attitude neutre, d’examiner les institutions telles qu’elles existent et de déterminer en quoi et jusqu’à quel point elles sont valables.
Vous défendez l'idée de lieu de parole où les victimes soient entendues mieux que dans un procès et où le principal acteur du drame puisse trouver des gens qui l'aideraient à se faire comprendre et à faire comprendre son acte. Mais vous avez été aussi l'un des tous premiers à critiquer les conseils de conciliation institutionnalisés. Qu'est-ce qu'on pourrait imaginer d'autre ? Je vais parler d’ « événements criminalisables », et peut-être dois-je expliquer ce que j’entends par là. J’emploie un autre langage que celui des pénalistes, c’est nécessaire pour mieux évaluer ces derniers. On ne peut pas partir du comportement des personnes éventuellement coupables, il faut plutôt partir des événements, des situations. A partir de là, il devient naturel de ne pas commencer par chercher les auteurs, mais plutôt ceux qui sont opposés, en désaccord avec l’événement, la situation. Ainsi, on découvre qu’il est absolument faux de dire que les « événements criminalisables » sont les pires, les plus douloureux, et qui suscitent le plus de formes de vengeance, qui touchent le plus de gens. Le pénal n’intervient presque jamais suite aux événements criminalisables. Aux Pays-Bas, moins de 1% de ces derniers, dans la sphère du crime traditionnel (coups et blessures, vols, etc.) est effectivement criminalisé. Même s’ils suscitent de nombreux problèmes, les gens ont tendance à les traiter naturellement, hors du pénal parce que le pénal ne les aide pas. Si je parle de l’abolition du système pénal, ça ne veut pas dire que je parle de l’abolition de la peine, parce que si je faisais ça, je serais comme un prêtre dans la mesure où j’irais dire aux gens ce qu’ils doivent ressentir et faire dans telle ou telle situation. Ce que j'essaye de clarifier, c'est le fait que dans le pénal, la peine envisagée au sens de la punition, est très éloignée de ce que les gens – enfants ou population dite active – savent de la punition. Je pense que pour vraiment comprendre ce qu'est le pénal, on doit suivre très précisément les événements et surtout la façon dont les idées changent à certains moments. Ce qui est spécifique dans le pénal, ce n'est pas que la police n'est pas orientée vers les « clients ». Beaucoup de formes de police, et activités de police sont dirigées vers des « clients » concrets. Mais lorsqu'on criminalise, ce n'est plus la victime qui est le client, mais le ministère public. |