Nous avons reçu un article (ici) publié dans une revue universitaire de droit de M. Michel van de Kerchove en annexe à l'interview ci-dessous.
Quand des magistrats s'expriment, c'est souvent dans un langage tellement mesuré qu'on a peine à pénétrer la profondeur de la critique. Ce n'est pas ce qu'on trouve habituellement dans les revues militantes. Mais voyez un peu comment un professionnel du droit analyse le rôle de plus en plus ambigu des droits de l'homme, notamment à travers une demande de sévérité accrue contre les pays jugés trop laxistes - voir par ex. le jugement contre la Bulgarie du 4 décembre 2003.
L'étonnement des militants des droits de l'homme qui luttent contre les "excès" du système pénitentiaire face à l'inévitable dérivation, et non dérive, de tout droit pénal nous surprendra toujours.
Michel van de Kerchove, vous êtes professeur émérite invité de droit pénal aux Facultés universitaires Saint-Louis à Bruxelles, pouvez-vous d’abord vous présenter et nous dire comment vous en êtes venu à vous interroger sur le fondement de la peine ?
Comme pénaliste, j’ai un parcours plutôt atypique, car je n’ai pas entamé ma carrière académique ni développé mes réflexions sur le droit pénal à partir de celui-ci, mais, de l’extérieur en quelque sorte, à partir de la théorie générale du droit pour l’essentiel, et du droit civil accessoirement. Plus précisément, c’est à partir d’une réflexion sur les mutations qui ont affecté différentes formes de contrôle social à la fin des années 1960 et les questions qu’elles soulevaient concernant la protection des droits fondamentaux de la personne, jointe à une action militante en faveur des droits des malades mentaux, que je me suis intéressé aux fondements et à la rationalité du droit pénal. Paradoxalement, cependant, ce n’était pas tant pour en dénoncer les travers et les excès que pour dénoncer les dérives souvent liées à son remplacement par d’autres modèles de contrôle social, en particulier d’inspiration psychiatrique. Tel était le cas notamment pour les malades mentaux délinquants, mais également pour les mineurs, les vagabonds et d’autres catégories se trouvaient virtuellement concernées : les drogués, les alcooliques et, plus tard, les délinquants sexuels. Cette mutation apparemment douce ne posait pas seulement des problèmes de compétence et de légitimité. Elle s’accompagnait d’une « mystification » fondamentale consistant à masquer l’utilisation de la contrainte sous d’autres formes et à éluder ce qui apparaissait traditionnellement comme des principes fondamentaux en matière pénale, même si leur application concrète était loin d’être satisfaisante : principe de légalité, intervention obligatoire d’un juge, présomption d’innocence, principe du contradictoire, etc. C’est donc à partir des problèmes liés à la dépénalisation, auxquels j’ai consacré une étude comparative et critique (Le droit sans peines, 1987) que j’en suis venu progressivement à réfléchir sur le droit pénal lui-même et à enseigner cette matière. Cela ne m’a pas empêché bien sûr de jeter à son tour un regard critique sur celui-ci et sur son évolution, mais cela continue à m’inciter à la même vigilance critique à l’égard des « systèmes de remplacement » que l’on propose parfois de lui substituer.
Un procès, particulièrement en assises, apparaît comme une représentation, une tragédie antique en hommage à l’on ne sait plus trop quelle transcendance. Comment les symboles propres à la Justice peuvent-ils encore fonctionner aujourd’hui ?
Si le phénomène juridique est traversé de bout en bout par une tension permanente entre une dimension instrumentale, stratégique ou concrète et une dimension symbolique, représentative ou expressive, il est clair que le procès pénal, particulièrement en assises, fait radicalement prédominer la seconde sur la première. Comme l’a bien montré Durkheim, la dimension expiatoire de la peine prononcée et des phases du procès qui y conduisent manifestent « quelque chose de transcendant » et de « supérieur à l’individu », de caractère « quasi religieux » qui peut être, selon les sociétés, une divinité, la société, voire aujourd’hui l’humanité. Les symboles traditionnels de la Justice que sont notamment les yeux bandés, le glaive et la balance sont susceptibles de conforter ce type de représentation. Il n’en est pas moins certain cependant qu’aujourd’hui ces symboles paraissent de plus en plus inadaptés à un certain nombre d’attentes nouvelles. Une justice « aveugle », symbole d’impartialité, devient incompatible avec l’attente d’une justice « individualisée », attentive non seulement à la personne de l’accusé, mais encore à celle de la victime. Toute idée de balance n’est pas nécessairement récusée, mais la question controversée est de savoir ce qu’on met dans les deux plateaux : d’une part, la gravité d’un acte, la responsabilité de son auteur, un dommage causé à la société, un préjudicie subi par la victime ou la dangerosité de l’accusé ; d’autre part un mal afflictif et stigmatisant ou une mesure resocialisante, voire réparatrice. Enfin, le glaive n’est jamais assez tranchant pour les uns ; il l’est de manière excessive pour les autres qui souhaiteraient des solutions davantage négociées et conciliatrices. En outre, le fondement symbolique du glaive est de plus en plus contesté : l’intérêt collectif au nom duquel il est traditionnellement utilisé est souvent perçu soit comme une fiction, soit comme une abstraction, auxquelles se trouve préféré l’intérêt de la victime.
Partout les peines augmentent. De quoi est-ce le signe, à votre avis ?
Contrairement aux attentes des uns et aux prédictions des autres, l’inflation pénale est un phénomène observable dans la plupart des pays, encore qu’il conviendrait de distinguer les niveaux auxquels on se place -établissement, prononcé ou exécution des peines-, car de nombreuses peines, bien que prévues par la loi, ne sont pas prononcées, et une quantité de peines prononcées ne sont pas exécutées. Il n’en reste pas moins certain que cette inflation est incontestable au niveau des textes, même lorsque ceux-ci ne font l’objet que d’une application limitée. La raison principale de ce phénomène me paraît résider dans la valeur symbolique spécifique des peines par rapport à celle des autres sanctions juridiques, administratives et civiles notamment, et cela indépendamment de leur efficacité et de leur effectivité concrètes, qui amène la plupart des groupes d’intérêt –qu’ils soient progressistes ou conservateurs- à exiger du législateur qu’il appuie ses interventions par le recours systématique à des sanctions pénales. Plus récemment, cette explication me paraît se doubler de l’attitude des victimes, ainsi que des groupements qui en assurent la protection, qui voient dans la sanction pénale un instrument symbolique privilégié de reconnaissance de leur statut de victimes et de réparation psychologique du dommage qu’elles ont subi. C’est dans cette perspective que la protection des droits de l’homme a, paradoxalement, au cours des dernières décennies, contribué à alimenter l’inflation pénale, alors qu’elle avait pu, auparavant, contribué à la restreindre.
Si l’on supprimait l’idée de punition, pourrait-on imaginer d’autres processus d’apaisement de la victime, de l’agresseur, de tous ceux qui se sentent menacés de vivre une agression semblable ?
La substitution d’autres formes d’intervention que le droit pénal, voire de non-intervention, est non seulement concevable, mais elle a pu être consacrée dans certains domaines totalement ou partiellement décriminalisés, même si ceux-constituent davantage l’exception que la règle. Si les objectifs poursuivis constituent, comme vous le suggérez, l’apaisement de la victime, de l’agresseur et de toute autre personne menacée par le comportement en question, il est certain que d’autres régimes juridiques comme celui de la responsabilité civile, moyennant éventuellement certaines adaptations au domaine concerné, sont parfaitement susceptibles de les atteindre de manière efficace. Outre le fait que ce régime tend à la réparation la plus parfaite possible du dommage causé, on ne peut ignorer ses effets dissuasifs, voire partiellement répressifs. Ce qui devrait idéalement guider le législateur dans ce type de choix réside dans une application rigoureuse du principe de proportionnalité, tel que l’entend notamment la Cour européenne des droits de l’homme et qui comporte trois exigences complémentaires : la forme d’intervention adoptée doit être susceptible d’atteindre effectivement le but qu’elle poursuit ; il ne doit pas exister de forme d’intervention alternative aussi efficace qu’elle, mais qui porterait moins atteinte aux droits fondamentaux ; les intérêts sacrifiés par l’atteinte aux droits fondamentaux découlant d’une telle intervention ne doivent pas être supérieurs aux intérêts qu’elle est susceptible de protéger. Si de telles exigences étaient scrupuleusement prises en compte, le droit pénal ne serait peut-être pas radicalement aboli, mais considérablement restreint et réduit à son rôle de « remède ultime ». Par ailleurs, ces exigences devraient a fortiori être rencontrées lorsqu’il s’agit de justifier le choix d’une peine spécifique : peine de mort, peine privative de liberté, etc.
Vous est-il arrivé de « croire » en la Justice ? Qu’attendez-vous d’elle aujourd’hui ?
Pour rester dans le registre sémantique religieux que vous utilisez, je ferais de la Justice non pas l’objet d’une foi, ni même d’une croyance, mais tout au plus d’une conviction, voire d’une espérance. Tout dépend cependant de savoir de quelle Justice on parle : de la valeur (recherche d’une solution juste), de l’institution judiciaire en général (la « justice » pénale notamment) ou d’une décision judiciaire en particulier (« justice » est faite ou rendue). Si les conceptions « absolues » de la justice comme valeur, dites « rétributivistes », me paraissent non seulement utopiques, mais inappropriées, car elles ne sont pas à la portée d’une justice humaine, les conceptions « relatives » de la justice, dites « instrumentales », peuvent faire l’objet d’une espérance, au moins limitée : celle que les décisions judiciaires rendues, dans le respect des lois en vigueur, soient en accord avec la fin poursuivie et qu’elles soient suffisamment motivées pour être comprises, sinon acceptées. En ce qui concerne l’institution judiciaire en général, aussi imparfaite soit-elle, ma conviction est que l’intervention d’un juge (avec toutes les garanties traditionnelles liées à une telle intervention) en matière de décision contraignante, et en particulier de mesure privative de liberté, est la moins mauvaise des solutions que l’on ait jusqu’à présent imaginées pour garantir les droits fondamentaux de la personne.
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