Défini par l’article 156 du Code de procédure pénale, le recours à l’expertise s’offre à toute juridiction d’instruction ou de jugement lorsqu’une question d’ordre technique est posée. La décision du juge d’instruction ou du président du tribunal, de missionner tel ou tel expert est souveraine. L’expertise peut toutefois être demandée par les parties ou par le ministère public, charge au juge d’instruction et au président du tribunal d’y faire droit ou pas. En cas de refus, le juge devra rendre une ordonnance motivée. Voilà, en résumé, comment la loi moderne encadre l’intervention de l’expert dans le champ pénal. On notera qu’au fil de l’histoire, le dispositif juridique s’est constamment enrichi, passant d’une notion relativement floue – seulement deux article dans le Code d’instruction criminelle de 1808 – à une section entière dans le Code de procédure pénale de 1959... Pourquoi cet appendice a-t-il enflé au cours de ces deux derniers siècles, au point de dominer bon nombre de procédures ? Pour intéressante qu’elle soit, l’étude d’une telle évolution risquerait de nous emporter au large de notre sujet. Mais pour rester dans la métaphore maritime, disons que cette nouveauté du droit pénal moderne, régulièrement actualisée et enrichie, témoigne assez d’une instabilité permanente. Sous une sérénité de surface, combien la justice est agitée de courants plus ou moins contradictoires ! Nous nous intéresserons ici à l’expertise psychiatrique en matière pénale, car plus que toute autre, elle est plongée au centre d’un irrésistible tourbillon. L’expertise psychiatrique s’attache à confirmer ou infirmer la responsabilité pénale du prévenu définie, sous l’emprise de l’ancien Code pénal, par le fameux article 64 : “ Il n’y a ni crime ni délit lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l’action, ou lorsqu’il y a été contraint par une force à laquelle il n’a pu résister. ” En somme, si le bénéfice d’un tel article était reconnu, l’acte criminel disparaissait du même coup puisque l’action pénale se trouvait immédiatement stoppée. Plus récemment, et sous diverses pressions, le nouveau Code pénal entré en vigueur en 1994, nuançait considérablement cette notion d’irresponsabilité pénale. L’article 122-1 définit désormais : “ N'est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes. La personne qui était atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes demeure punissable ; toutefois, la juridiction tient compte de cette circonstance lorsqu'elle détermine la peine et en fixe le régime. ” De fait, l’un des débats qui agitent aujourd’hui le champ pénal, notamment depuis quelque fait divers particulièrement sordide, tient précisément à la question du jugement des malades mentaux lorsque ces derniers ont été impliqués dans des crimes graves. D’aucuns y verront une réponse donnée aux victimes et à leurs associations parfois puissantes, pour conjurer la frustration d’un procès lorsque le mis en examen était reconnu irresponsable des faits qui lui étaient reprochés. Mais point n’est besoin de convoquer l’exemple d’un crime commis dans tel hôpital psychiatrique par un patient dont la santé mentale, d’emblée, posait question, puisqu’au cours de n’importe quelle instruction susceptible de déboucher sur un jugement en cour d’assises, l’intervention de l’expert psychiatre est devenue une étape obligée, et aussi cruciale pour la défense que pour la partie civile, à plus forte raison pour l’accusation. Car l’administration de la justice n’échappe pas à l’utilitarisme qui a gagné tous les domaines de l’activité humaine. Punir, c’est – en théorie du moins - faire œuvre de protection, d’exemplarité, de transformation et de réadaptation du condamné en vue de son retour dans la communauté des hommes… Fonction structurante donc puisqu’il s’agit – pour faire court – de servir efficacement l’édifice politique et social et de garantir son ordonnancement. Au seuil de la peine où l’on s'apprête à basculer le prévenu, les jurés attendent qu’on vienne éclairer leur conscience. Ce n’est donc pas un hasard si un grand avocat, par ailleurs membre éminent de la Ligne nationale des droits de l’homme, ose dire au sujet des représentants du peuple au nom duquel Justice est rendue : “ L’intime conviction des jurés telle qu’elle a été établie sous la Révolution française, ce n’est pas autre chose que le triomphe de la raison et de l’égalité des hommes libres : il n’y a pas besoin de savants ou de juristes pour juger, il suffit d’être un citoyen. ” (Henri Leclerc, “ Les malades mentaux doivent-ils être jugés par les médecins ? in Journal français de psychiatrie n°13) Il y aurait beaucoup à dire sur cette autre notion – celle de l’intime conviction – qui apparaît bien souvent comme une loterie de la conscience. Contentons-nous de cette conséquence logique : par son accomplissement utilitariste reposant sur la raison citoyenne, la justice n’aura de cesse de s’élever au rang de science. L’expert, qu’un vocabulaire en désuétude qualifie encore d’ “ homme de l’art ”, n’est autre que l’émissaire d’une science omnisciente, chargé de donner, le cas échéant, son imprimatur à l’acte d’accusation et sa caution à la sentence. Il serait certes banal de dire que ni le hasard, ni la subjectivité n’ont leur place dans la théorie pénale. Aussi, pour l’expert psychiatre, la question de la personnalité et du mental de l’inculpé est ramenée à un problème d’ordre technique défini, comme nous l’avons vu, par l’article 156 du Code de procédure pénale. Prétention ô combien dangereuse ! quand on sait d’expérience que la science n’est faite que de conclusions provisoires, souvent revues et corrigées par les connaissances nouvelles. C’est pourtant au nom d’un savoir précaire que l’on inflige des peines irrémissibles. Autre objection : l’impasse métaphysique dans laquelle se trouve inéluctablement plongé l’expert psychiatre. Appelé à se prononcer sur l’état mental du prévenu au moment de l’acte criminel, comment retrouver et à fortiori analyser avec précision les tenants et aboutissants d’un épisode qui s’est perdu à jamais dans le temps et l’espace ? Comment mesurer la responsabilité d’un individu hors du contexte qui l’avait conduit au crime ? Par la force des choses, l’expert psychiatre examine un sujet qui n’est plus traversé par les idées, les pulsions, les fantasmes, bref les forces plus ou moins obscures qui ont présidé à l’acte pour lequel il sera jugé. C’est un individu différent. Ainsi l’expert, même s’il découvre des anomalies d’ordre physiologique sur le prévenu, est condamné à spéculer sur un état antérieur que nul, faute de pouvoir se transporter dans le temps, ne peut prétendre mesurer avec exactitude. La spéculation serait peut-être valable si elle répondait véritablement à l’exigence scientifique la plus élémentaire : que la théorie puisse être vérifiée par l’expérience. Concrètement, si l’on peut dire, l’expert qui décèle un désordre psychique en rapport avec le crime, devrait pouvoir dégager une règle – une loi scientifique en somme – toujours valable à conditions égales. Nous sommes là, pour le moment du moins, en pleine science-fiction. Et le postiche de la science ne tient plus. Examinons maintenant l’habit de médecin. Car l’expert psychiatre est avant tout un médecin, dont la participation au processus pénal a nécessité l’aménagement d’un certain nombre de dispositions d’ordre éthique. Le secret médical, en premier lieu, n’a évidemment aucun sens lorsqu’un juge d’instruction ordonne de procéder à l’examen mental du prévenu. Et à moins de raisonner par l’absurde, on aurait tort de s’en offusquer. L’expert psychiatre se trouve confronté à un autre dilemme. Le Serment d’Hippocrate lui commande de protéger les personnes si elles sont affaiblies, vulnérables ou menacées dans leur intégrité ou leur dignité. Or, s’il reconnaît que la personne était atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant - non pas aboli - mais altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes, il ne peut ignorer que son diagnostic conduira la personne examinée à répondre de ses actes devant la justice et, éventuellement, à subir une peine d’emprisonnement. Il n’ignore pas non plus que la prison est tout sauf un lieu de soins, et que les prisonniers plus ou moins malades y courent le risque de voir leur état empirer. Trop de rapports officiels le déplorent. Alors ? “ Même sous la contrainte, je ne ferai pas usage de mes connaissances contre les lois de l'humanité. J'informerai les patients des décisions envisagées, de leurs raisons et de leurs conséquences. Je ne tromperai jamais leur confiance et n'exploiterai pas le pouvoir hérité des circonstances pour forcer les consciences ”, dit le Serment. L’expert psychiatre fait exactement le contraire. Qu’il termine son rapport par une réponse négative à la question posée sur la curabilité éventuelle du sujet, et la boucle est bouclée. Le condamné sera jeté aux oubliettes et soumis à la torture blanche de l’enfermement. Pour en réchapper, il devra surtout compter sur ses propres ressources, physiques et morales. Malheur si elles lui font défaut ! “ Que les hommes et mes confrères m'accordent leur estime si je suis fidèle à mes promesses ; que je sois déshonoré et méprisé si j'y manque. ” La blouse vient de tomber. Nu, l’expert psychiatre ? Pas tout à fait. On le découvre dans un drôle d’accoutrement qui est son uniforme presque réglementaire : celui d’auxiliaire de justice, ou plus exactement celui du mercenaire judiciaire en service commandé qui, à l’occasion, fournit la misérable excuse d’un “ salaire de femme de ménage ” pour expliquer ses fiascos. La justice, précisément, avait grand besoin d’un tel renfort. Il y a cette caution scientifique, déjà évoquée. Il y a, surtout, une astuce juridique qui vide de sa substance une notion fondamentale du droit : le prévenu est présumé innocent jusqu’au verdict. Or, l’expert est appelé à déterminer un trouble psychique ou neuropsychique au moment des faits. Ce qui, du point de vue strictement scientifique, est impossible à démontrer, devient d’un point de vue pénal parfaitement limpide : la réalité des faits est indiscutable. Que la preuve manque, que l’aveu soit rétracté, que les faits se dérobent à une compréhension logique, voilà l’expert et la justice retrouve sa voix. Présent des deux côtés des portes de prisons, l’expert psychiatre est à nouveau requis quand il s’agit d’examiner la dangerosité du condamné si celui-ci a le toupet de demander une libération conditionnelle ou un aménagement de peine. Bien éloignée d’une quelconque question d’ordre technique – mais toujours susceptible d’y être ramenée - la “ dangerosité ” est une notion qui échappe à toute définition précise. Son imprécision et sa disqualification scientifique étendent, par vice, le pouvoir de détention aux mains de l’expert psychiatre. Le devenir du condamné ne dépend plus que de l’oracle du Suprême garde-chiourme. Le choix de la liberté, c’est l’acceptation du risque. Pour nos sociétés éperdues de garanties de toutes sortes, un tel postulat devient de plus en plus difficile à comprendre et à admettre, et il est commode aux politiques d’accompagner la “ volonté du peuple souverain ” en faisant la surenchère permanente de la “ tolérance zéro ”. L’expert psychiatre, sur lequel repose désormais tout le poids – ou presque - de la décision pénale, ne prend pas l’attitude du politique à la légère. Son pouvoir, donc sa responsabilité, peut faire de lui un bouc émissaire vers lequel se tournera l’ensemble des acteurs judiciaires en cas de “ récidive ” d’un libéré sous conditions. C’est le revers de la médaille. L’obsession sécuritaire pèse d’un poids trop lourd pour motiver, le cas échéant, l’avis favorable du psychiatre. Dans un jargon qui confine à la novlangue, ce dernier retiendra trop souvent qu’une “ possible dangerosité ” du condamné “ ne peut être formellement exclue ”, laissant par prudence autant que par lâcheté le soin aux magistrats de statuer. Mais la problématique qui tourmente tant de magistrats et si peu de chroniqueurs, à savoir l’empiètement de l’expert dans les compétences exclusives du juge (en fait, la question de déterminer si le prévenu est accessible ou non à une sanction pénale) ne doit pas occulter un danger bien plus pernicieux. A force de prétentions utilitaires et scientifiques, on verra peut-être l’avènement d’une justice réduite à un processus purement mécanisé. A telle anomalie définie par la théorie psychiatrique, telle disposition judiciaire, atténuante ou aggravante. Pourquoi ne pas s’attendre à quelque formidable table de calcul pénal où concordances, équivalences et différences donneront à coup sûr les rapports de causes criminelles à effets judiciaires ? Le processus de globalisation mondial n’y verrait pas d’objection – enfin la Justice Universelle ! – non plus que le principe d’égalité – enfin la Justice Républicaine !
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