Difficile de réfléchir à l'abolition de la prison et, plus largement, de la peine, sans aborder la question de l'impunité. Le point de vue abolitionniste aura au moins l'avantage d'évacuer toute ambiguïté car ouvertement, et par définition, il prétend pulvériser l’idée même de punition. Or, c’est précisément là que de vives critiques pourraient lui être opposées, et qu’une polémique pourrait naître autour de l’interrogation suivante : « En quoi l'impunité peut-elle être défendable, et défendue ? » La question est peut-être mal posée. Car autant l'abolition du châtiment est une cause à défendre, autant l'impunité en serait une conséquence que les abolitionnistes sont appelés à envisager et, le cas échéant, à assumer. L'unanimité des dictionnaires, sur la définition du mot "impunité", constitue un bon point de départ pour développer notre propos. L'impunité, c'est d'abord « l'absence de punition, de châtiment » (Dictionnaire culturel de la langue française, Ed. le Robert ; Dictionnaire de l’Académie française, Ed. Fayard, Imprimerie nationale ; Le grand Robert de la langue française). C'est ensuite « la situation où personne n'est puni » (Le grand Robert de la langue française), « le fait de n'être pas puni » (Dictionnaire de l’Académie française). C'est enfin « le caractère de ce qui est impuni » (Le grand Robert de la langue française). Ainsi, l'impunité est avant tout l'état de celui ou celle que l'on a tenu, volontairement ou pas, à l'écart du châtiment. Conséquence, donc. Mais, sur certains mots, les dictionnaires abandonnent parfois toute neutralité et subordonnent les termes à une certaine idéologie. Ainsi, dans sa définition, le Dictionnaire culturel de la langue française prend soin de préciser que l'impunité est une « absence de châtiment (mérité) », ce que ne manque pas de faire, également, Le grand Robert de la langue française : « Situation où personne n’est puni, où aucune punition méritée ne s’exerce. » On comprend alors que l’impuni ne se contente pas d’échapper au châtiment. Il faut encore qu’il en soit digne. L’impunité ne peut alors se comprendre que dans le cadre d’une justice rémunératrice, autre définition – moderne celle-là – de l’antique loi du Talion. Cette lointaine racine puise dans la vengeance l’essentiel de ce qui nourrit, aujourd’hui, la réciprocité du crime et de la peine. C’est à noter. De « méritée » à « juste », il y a un écart de sens qui pourrait être allègrement franchi pour qualifier la sanction dont l’absence consacrerait l’impunité… Ne voit-on pas le prestigieux Dictionnaire de l’Académie française donner ces exemples éloquents : « Une scandaleuse impunité. Etre assuré de l’impunité. Commettre un crime en toute impunité. Son impunité l’a enhardi. La liberté ne doit pas se confondre avec l’impunité. » L’impunité, c’est donc l’absence de punition juste, du moins « méritée »… Méritée, certes, mais au nom de quoi ? Au nom de la loi, bien sûr. Si le code pénal lui-même « organise » d’une certaine façon l’impunité - par exemple, en reconnaissant chez le criminel un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes (et garantissant son irresponsabilité pénale) - on n’oserait pour autant employer le terme, auquel on préférera des notions plus médicales. De la même façon, l’ancien code pénal (de 1810) prévoyait (article 324) que « dans le cas d'adultère, prévu par l'article 336, le meurtre commis par l'époux sur son épouse, ainsi que sur le complice, à l'instant où il les surprend en flagrant délit dans la maison conjugale, est excusable. » Pendant très longtemps, il eût été impensable et inapproprié de parler, en l’espèce, d’impunité. Les faits ne heurtaient ni les mœurs, ni la morale de leur époque, et s’inscrivaient dans la ligne d’une légitime défense patriarcale, si l’on ose dire. Au fil d’une promenade dans l’espace et dans le temps, on serait aujourd’hui surpris de trouver, parmi les criminels ayant agi en toute impunité : des avorteurs ; des mendiants ; des Juifs ; des femmes adultères… Absurdités ? Non. Ces individus ont été, un jour, un temps, hors-la-loi et ont échappé aux sanctions prévues par des dispositions pénales aujourd’hui revues et corrigées. Car la loi est une variable ajustée aux conditions politiques de son époque, elle n’est pas forcément gravée dans le marbre. Ainsi du délit de mendicité, puni par l’ancien Code pénal de trois mois à deux ans d’emprisonnement (selon les cas), qu’une loi de 1992 a, depuis, cessé d’incriminer. Hors de nos frontières, nous trouverons ici des homosexuels, là des blasphémateurs, ici encore des consommateurs d’alcool, des apostats, des blogueurs… ayant agi impunément au regard des lois en cours sous leurs latitudes. Ainsi, la relativité des interdits légaux nous amène à considérer avec davantage de circonspection l’assertion de certains dictionnaires, qui appréhendent l’impunité comme l’absence de punition « méritée ». Ce qui est légal n’est pas forcément juste. En ce sens, il est des châtiments distribués au cours de notre longue Histoire, qui sont regardés aujourd’hui comme autant d’infamies inexcusables. Sous un tel éclairage, on considérera avec scepticisme les propos de Didier Peyrat, magistrat au Tribunal de Grande Instance de Pontoise, qui déclarait lors d’un séminaire consacré à la philosophie du droit, le 12 décembre 2005 : « (…) Et en effet, l’absence de punition, c’est-à-dire l’impunité, relativement à un crime effectivement commis, n’est-elle pas aussi une forme de démesure ? Pour répondre avec assurance « non » à une telle question, il me semble qu’il faut au préalable avoir effacé l’une des caractéristique du crime : son injustice propre. Le crime, sous un angle, est une oppression, au minimum une compression (de sa victime). C’est parce que l’expérience du crime, avant toute peine, est une expérience de l’injuste, une expérience vécue par au moins une personne, que l’absence de peine peut constituer une double démesure : par rapport à la victime, par rapport à la société. Il faut peut-être saluer ici la lucidité de Hegel : si rien d’officiel ne venait contrecarrer la volonté du criminel, « le crime resterait posé comme valable. » (…) » (in « Peut-on penser la peine sans le crime ? », Didier Peyrat) Continuons notre petite excursion provocatrice. Sans forcément rappeler les actes répréhensibles d’hier ou d’ailleurs, mais aujourd’hui tolérés voire glorifiés, nous pourrions nous pencher sur d’autres impunités dont chacun se satisfait fort bien. Tricheries, petites magouilles, menues fraudes et autres finasseries emmènent régulièrement le plus moyen des citoyens au-delà de la ligne jaune de la loi, à la barbe des autorités répressives qui auraient pourtant leur mot à dire. Travail au noir, fausses déclarations, escroqueries aux assurances, resquille dans les transports, piratage de logiciels, téléchargements illégaux… Qui peut se défendre d’une quelconque arnaque à la petite semaine passée parfaitement inaperçue, et affirmer la main sur le cœur n’avoir pas, au surplus, retiré de son « coup » réussi (donc impuni) une certaine satisfaction ? Mais, pris la main dans le sac, peut-être aurait-on estimé que la sanction n’était pas « méritée » ? Dans le même état d’esprit, il faut se rappeler la (relative) émotion suscitée par les récentes déclarations des ministres concernés, appuyées par Nicolas Sarkozy en personne, selon lesquelles il n’y aurait pas cette année (et les suivantes non plus, de toute évidence) d’amnistie présidentielle pour les infractions routières sur lesquelles le président passait traditionnellement l’éponge, à l’occasion de la fête nationale du 14 juillet. Certes, une indignation populaire eût été déplacée, dans la mesure où le candidat élu, n’a jamais manqué d’être particulièrement clair sur cette question… « Impunité ». Pourtant, le mot claque comme un coup de fouet et, employé à dessein (il l’est souvent) appelle, chez ceux qui l’entendent, une sourde réprobation, voire une franche indignation. Nous nous sommes livrés, précédemment, à une observation sans doute ingénue de la valeur des lois et des peines, selon le temps et l’espace. Reste que l’on estime l’impunité en fonction des critères en vigueur ici et maintenant. C’est le crime du jour qui, s’il demeure impuni, choque d’autant plus ses contemporains. Les propos de Didier Peyrat ne sauraient être balayés d’un revers de manche, au seul motif que nous posons aujourd’hui comme « valables » certains crimes que l’Histoire ou la culture ont transfigurés. Depuis plusieurs années, les factions politiques en lice perpétuelle, se disputent autour du concept d’ « impunité zéro » (ou « tolérance zéro », selon la vogue du slogan). Face à l’antienne indémodable de la lutte contre l’insécurité, la quasi intégralité des partis défend des politiques de fermeté qui ne diffèrent pas fondamentalement les unes des autres (réorganisation et revalorisation des forces répressives, aménagement du parc carcéral, dispositifs de surveillance et de contrôle divers, etc.). La récente élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République, témoigne remarquablement de la réceptivité du discours dit « sécuritaire », au sein de l’opinion publique, qui semble avoir été particulièrement sensible aux déclarations de celui qui, alors ministre de l’Intérieur, s’indignait de « cette terrible inquiétude que suscitent la récidive et le sentiment d’impunité », quand « 5% de délinquants qui commettent 50% des délits » posent la question de savoir « quel est le républicain qui peut accepter cet algorithme » (intervention de Nicolas Sarkozy lors de son déplacement à Elancourt, Yvelines, le lundi 27 novembre 2006). Démagogie à part, c’est une façon de répondre au problème posé par Didier Peyrat, que soulevait déjà Montesquieu : « Si nous ne prenons de nous-mêmes la loy de bien faire, si l’impunité nous est justice, à combien de sortes de meschancetez avons-nous touts les jours à nous abandonner ? » A point nommé, la chronique judiciaire offre régulièrement quelque fait-divers assez sordide pour faire gronder l’opinion publique en faveur d’un châtiment exemplaire et implacable. Mais, là encore, il faut noter que certaines impunités indignent davantage que d’autres. L’impunité garantie par la fonction, encouragée par la profession ou la classe sociale, ne suscite le plus souvent que de molles protestations. Les petits et gros délits de tel ou tel chef d’Etat, ministre, diplomate, entre autres notables politiques, sont couverts par une immunité difficilement ébranlable. Mais nous pourrions tout aussi bien évoquer les bavures policières, les crimes commis par certains surveillants de prison, l’amnistie officieuse et permanente dont jouissent les délinquants quand ils sont aussi indicateurs, la complaisance avec laquelle on juge certains délits commis par de puissants capitaines d’industrie, condamnés à des peines si symboliques qu’elles relèvent, de facto, d’une certaine forme d’impunité… Pour ces pères tranquilles du crime ès qualités, pas de déplacement de foule, nulle vindicte populaire, pas de bruyants appels à de promptes punitions « méritées ». Pareille mesure s’observe même au sujet des délits « les plus graves ». S’il faut reconnaître que la communauté internationale a multiplié, depuis plusieurs décennies, de formidables dispositifs pénaux pour juger les crimes contre l’humanité et autres exactions du même ordre, force est de constater que, longueur et complexité des procédures aidant, beaucoup de criminels jouissent toujours d’une certaine tranquillité, quand ils ne meurent pas de vieillesse dans quelque douillette retraite. Et ce, sans affoler ni exaspérer outre mesure la plupart de nos concitoyens. Alors, pourquoi le crime impuni, quand il atteint les plus hauts sommets de l’horreur, ne provoque, au plus, que des protestations timides et isolées, alors que le « système d’impunité » ramené à la délinquance ordinaire, et fustigé comme tel par un président de la République (comme Jacques Chirac lors de sa dernière campagne, au cours d’une table ronde dans le quartier du Val-Fourré, le 4 mars 2002), emporte les suffrages populaires ? Il semblerait qu’au-delà du niveau des fait-divers, l’exaction rencontre davantage d’indifférence à mesure qu’il franchit les seuils de gravité. Quel est donc le mécanisme qui provoque une telle panne de conscience ? Dans un texte analysant la structure du fait divers, le sociologue Roland Barthes observe : « Voici un assassinat : s’il est politique, c’est une information, s’il ne l’est pas, c’est un fait-divers. Pourquoi ? (…) Cette différence apparaît tout de suite lorsque l’on compare nos deux assassinats ; dans le premier (l’assassinat politique), l’événement (le meurtre) renvoie nécessairement à une situation extensive qui existe en dehors de lui, avant lui et autour de lui : la « politique » ; l’information ne peut ici se comprendre immédiatement, elle ne peut être définie qu’à proportion d’une connaissance extérieure à l’événement, qui est la connaissance politique, si confuse soit-elle ; en somme, l’assassinat échappe au fait-divers à chaque fois qu’il est exogène, venu d’un monde déjà connu ; on peut dire alors qu’il n’a pas de structure propre, suffisante, car il n’est jamais que le terme manifeste d’une structure implicite qui lui préexiste : pas d’information politique sans durée, car la politique est une catégorie trans-temporelle (…) L’assassinat politique est donc toujours, par définition, une information partielle ; le fait-divers, au contraire, est une information totale, ou plus exactement, immanente ; il contient en soi tout son savoir : point besoin de connaître rien du monde pour consommer un fait-divers ; il ne renvoie formellement à rien d’autre qu’à lui-même ; bien sûr, son contenu n’est pas étranger au monde : désastres, meurtres, enlèvements, agressions, accidents, vols, bizarreries, tout cela renvoie à l’homme, à son histoire, à son aliénation, à ses fantasmes, à ses rêves, à ses peurs : une idéologie et une psychanalyse du fait-divers sont possibles ; mais il s’agit là d’un monde dont la connaissance n’est jamais qu’intellectuelle, analytique, élaborée au second degré par celui qui parle du fait-divers, non par celui qui le consomme ; au niveau de la lecture, tout est donné dans un fait-divers : ses circonstances, ses causes, son passé, son issue ; sans durée et sans contexte, il constitue un être immédiat, total, qui ne renvoie, du moins formellement, à rien d’implicite. (…) » Sous l’éclairage de Barthes, on comprend alors mieux pourquoi le fait-divers suscite un si large intérêt, de part et d’autre du prisme médiatique. Côté public, parce qu’il s’agit de l’information la plus intelligible possible. Côté médias, parce que le compte-rendu du fait-divers ne nécessite aucun talent particulier et constitue, pour reprendre l’expression de Barthes, un « art de masse » d’autant plus rentable. Côté politique, enfin, parce que l’extrême réceptivité de l’opinion publique à ce sujet, autorise des spéculations électorales souvent très rentables. Si l’on manque d’éléments pour appréhender tel génocide - crime politique - dont les auteurs demeurent impunis, on se croira autorisé à se positionner contre l’impunité de tel meurtrier de droit commun dont l’acte n’aura bientôt plus de secret, ou si peu, grâce à l’empressement médiatique à en relater les divers tenants et aboutissants. En ce sens, il apparaît clairement que le traitement de l’impunité, qu’il relève de discours ou de mesures, est le résultat d’une instrumentalisation tant politique que médiatique, les intérêts des uns confortant ceux des autres (et les connivences plus ou moins formelles que nous ne cessons de découvrir entre eux, ne sauraient nous dissuader d’un tel postulat). Fait éclairant, les politiques orientent leurs déclarations et leurs actes en direction de leurs sujets, plutôt qu’en direction de leurs pairs. Mais dénoncer la tartufferie n’est pas, du point de vue abolitionniste, suffisant. Certes, nous avons vu que l’impunité du crime existe, qu’elle ne disloque pas la société mais, au contraire, qu’elle participe de l’ordonnancement de celle-ci, car c’est bien au nom de l’ordre que le pouvoir se prononce sur cette question. Discuter sans la dépasser la notion d’impunité est un exercice « piégeux », puisqu’il oblige à se positionner en fonction de la loi et du châtiment, donc en fonction de dispositifs que nous estimons inappropriés, inefficaces, et indignes. L’absence de punition ne doit pas renvoyer au silence ni à l’indifférence, pas plus qu’à la fuite. Elle peut laisser place à d’autres réponses qu’il nous appartient de promouvoir : l’écoute, la compréhension des faits et des êtres, la recherche de la vérité, la tentative d’une possible réparation… par exemple. Pour les abolitionnistes de la prison et des peines, l’impunité sera, en tout état de cause, un fait. Pas une conquête.
|